André Masson : "Le plaisir de peindre"
La Diane Française, 1950
extrait pages 135 - 138
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DU POINT OÙ JE SUISDEPUIS Manet, dit-on un peu partout, par un processusimpérieux, la peinture tend à devenir son propre objet.Sur ce point, des esprits réfléchis, attentifs à l'évolution del'art, seraient d'accord. Mais où commence le pur objet? oùfinit l'emprise du sujet? ici, règne, plus ou moins avouée,l'incertitude.Vers 1910, l'intellectualisme formel des cubistes apportaune affirmation décisive : « le sujet du tableau, c'est lui-même. »La victoire sur la fiction semblait acquise et le mythe pictural nettement défini. Je dis semblait, parce qu'au même moment, en Europe centrale, en Russie, aux Pays-Bas, surgissait bientôt la surenchère sous la forme d'une proclamation(absolutiste), d'une soi-disant « intégrité plastique ». Lamoindre référence -- l'allusion la plus discrète -- au mondesensible fut considérée comme retardataire : « trop de concessions au sujet, trop de littérature refoulée que denoncent cesregards furtifs vers cette femme assise, ce pichet (pourtant vide),cette guitare endormie... » Ainsi parlait l'esprit du Nord. A quoile cubiste, né malin, rétorquait : « un certain chef-d'Å“uvre duneo-plasticisme propose au contemplateur un étalage soigneuxdes signes Plus ou Moins, j'y vois, moi, par la fatalité d'uneanalogie, une necropole militaire. » Mais la pièce n'est pas finie,et avant que tombe le rideau, Malévitch, comme un diablesortant d'une boîte, proposera aux uns et aux autres sa toileblanche (devenue fameuse à New-York) et peu s'en faut qu'iln'ait eu le dernier mot ; s'il n'avait fait preuve d'une déplorable défaillance -- d'une inclination inconsciente du « pittoresque » -- s'il n'avait eu la faiblesse de signer...En 1925, un petit groupe (nous étions trois ou quatre) sedécida à regarder ailleurs que vers une soi-disant intégritéplastique. Un peu moins d'argumentation, un peu plusd'extase, pas de théorie, alors trop oppressante, mais beaucoup de dévotion à l'égard de l'imagination et une méfianceradicale à l'égard de l'esprit nature morte. Pour Max Ernst,chevalier de la métamorphose, pas d'objet sans avatars. Jebriserai leur guitare, disait Miro, et moi : je ferai saigner lesoiseaux, et « le couteau immobilisé sur les tables cubistes seraenfin saisi ». Le cheval, le poisson, et le sein féminin deviendront constellations. La Sainte dialectique n'était pas encoreinvoquée pour expliquer à quelques innocents qu'il s'imposaitde couler de jeunes pensées dans des moules surranés. Degrands espoirs étaient permis. Mais avec l'avènement, vers1930, d'une prétendue critique paranoïaque, et la pratiqued'un anti-art, enfin sûr de ses moyens -- enfin conscient de sonmépris à l'égard de l'évolution authentique de la peinture --commença la période mondaine de ce mouvement marginal.La formule : « Le surréalisme, photographie instantanée, et encouleurs, du rêve », ce n'était qu'une sottise, mais elle fit
fortune, dans le pire sens du mot.Abstractionnisme, surréalisme... Il y aura lieu pour les «scholiastes futurs» de rechercher les causes d'une telle esthétiquede ressentiment. Le peintre choisissant le non-être commebase de son imagination ou se servant de la spiritualité commemoyen d'altération et de désagrégation, devenant « flammeconsumante » (j'emprunte ce trait à Shelling, dans sa description de l'homme détaché de l'unité), « de plus eu plus vide etpauvre, mais par cela même, de plus en plus envieux, revendicateur et venimeux ». Cependant les uns et les autres se brûlaient à des problèmes fondamentaux. Pas d'art véritablesans abstraction, pas d'art profond sans imagination. Oui,mais à condition de ne pas confondre la fin et les moyens.Ce n'est que chargée d'échos illimités, de passions, de
défaillances, mais aussi de savoir, de sacrifices et de patience,
ce n'est que par cette union désirable du sentiment avec les nécessités du métier, que surgira la merveille.Soyons sérieux : le grand art vise à l'universel, il est
concret par définition. L'abstraction en fait partie mais, détachée du tout, elle n'a pour fin que l'ornemental.Examinons donc pour la dernière fois, afin de n'y plus revenir, cette proposition saugrenue d'un art fait de toutes pièces,sans référence aucune à la nature. Pour mieux se convaincrede cette impossibilité, il suffira de relire Descartes et... Novalis. Le peintre le plus imaginatif ne peut nous donner que desnatures entièrement nouvelles et les mêmes signes se retrouventpartout.Un peu d'art nous éloigne de la nature, beaucoup nous yramène, bonne sentence. Et puis, il n'y aura jamais de grandart que figuratif.L'autre abîme : croire à l'indifférence des moyens. Inutile d'insister.
Le tour académique repris et nous avons la fourmillante coquetterie surréalisante. J'ai assez, pour ma part,salué la levée en masses des lémures, contribué à la construction de l'androide, donné mon faible appui à une esthétiquede l'apparition, sacrifié aux visions atroces, pour admettrequ'il soit tentant d'insinuer : « Si la vie est un songe, il n'y apas lieu de peindre autre chose que des rêves... ». Mais, où jem'insurge, c'est devant la stupidité de croire qu'il faille, pourmener à bien cette entreprise, vénérer nécessairement lespeintures idiotes, ou, comme à l'aile gauche de cette tendance,se contenter de parodier indiscrètement le dessin sans orthographe des aliénés, et de signer celui de nos marmots.Mais ce qui, d'authentique et de furieux, animait les débutsdu surréalisme pictural ne doit pas être perdu. Et par-dessustout, son élan initial, brisé souvent, trahi hélas, plus souventencore, vers une expression en profondeur de la vie.Mon vÅ“u serait que le peintre futur ne se refuse pas à cetteméditation :La nature et sa mythologie, pourquoi y renoncer ? Au nomde quel tabou me serait-il interdit de trouver et d'imposer lessymboles de l'éclosion, de la germination. Au nom de quellestables, de quelles éthiques, m'abstenir de peindre les signescertains de la vie : ce qui est fécondé et ce qui est dévoré ;de magnifier, parallèlement, le mouvement le plus humble etle geste le plus rare, la violence et l'exquisité, et de donnerau quotidien le reflet de l'insolite ? D'autre part, sans rejeterla face nocturne de l'existence, et les phantasmes de nosdésirs, savoir me contenter de la parcelle la plus fortuite del'instant : qu'il me suffise d'un frisson d'aile, d'un air de pervenche, d'un vol d'écume pour qu'en moi-même s'ouvre lemonde.La formule capitale, en tous lieux, est de réunir ce qui, parimpuissance, maléfice, ou excès de recherche, souffre, et semeurt d'être séparé.Exista-t-il jamais -- je pose la question -- de grand peintrequi ne se trouva amoureux, non seulement de la peinture,mais à plus forte raison de l'humain et de l'universel ?