vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Allemagne du Sud
...Il prit une mitraillette
et abattit deux jeunes  recrues en uniforme, des gamins qui avaient  dix-sept, dix-huit ans et qui se rendaient...Â
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Notre premier mort en Allemagne.  7 avril 1945.  Le 7 avril, après avoir fait les pleins  d’essence, nous sommes partis à l’attaque. Nous avons traversé la grande  ville de Karlsruhe qui était encore en flammes. Les coups de fusils  partaient de tous côtés. Nous étions gênés par les décombres. Les ponts  ayant sauté, nous faisions du tout-terrain pour arriver dans la banlieue  de Karlsruhe, à Durlach. C’était une gentille petite banlieue de  villas, un quartier riche. Nous avons pillé tous les garages et récupéré  plusieurs voitures, dont une Mercedes 8 cylindres, mais les  propriétaires en avaient camouflé les pneus. La voiture ne nous servait à   rien. On finit par retrouver les pneus et je continuai la guerre, comme  un général, au volant de cette belle voiture. Mes camarades étaient  jaloux. Le sous-lieutenant Mauclerc fut tué par un éclat d’obus à la  tête. J’en fus tout triste, car c’était moi qui, cette nuit, l’avais  réveillé dans son lit pour lui communiquer l’ordre d’attaque.     La nuit suivante, nous avons cantonné dans une magnifique villa occupée  par une dame seule. Son mari était médecin et avait probablement été  tué sur le front de l’Est. Elle paraissait heureuse de voir la troupe  française, car elle craignait beaucoup l’arrivée des troupes russes. Le  premier fauteuil du salon, sur lequel je m’étaisme assis, s’écroula sous  moi. Nous décidâmes de faire disparaître les restes du fauteuil en les  envoyant dans le feu de cheminée. La bonne dame ne s’en aperçut pas et,  cinq minutes plus tard, elle arriva avec un grand plateau de thé. Sur le  rebord de la cheminée trônait la photographie du défunt docteur, son  mari. A l’aide d’un morceau de charbon de bois, un camarade peu  scrupuleux lui dessina des moustaches à la Hitler. L’homme était  méconnaissable. On remit la photo sur son socle, pas fiers de cette  vilenie. C’était aussi cela la guerre, la vengeance et la haine  gratuites !8 avril 1945.  Notre escadron avança  de huit kilomètres, après avoir détruit cinq canons adverses de 75. Nous  avons pris Langensteinbach et fait une cinquantaine de prisonniers. Nos  deux chars, le Rouen et le Rochefort furent détruits, mais les  équipages, ayant sauté à temps hors du blindage, étaient sains et saufs.  Le commandant de Menditte nous fit prendre le village d’Ittersbach. Le  village suivant était en flammes. Nous avons pris trois canons de 88 et  trois de 75, et beaucoup d’armes automatiques. Tabuteau fut de nouveau  blessé. Nous avons progressé village après village, constatant que  l’ennemi ne combattait plus.10 avril 1945.    Nous sommes entrés dans la montagne de la Forêt-Noire, où les Allemands  étaient cachés – je n’aimais pas ça. De temps en temps, nous recevions  quelques obus. Nous avons franchi une barricade et avancé à mesure que  le Génie dégageait les routes. Nous avons perdu également le char  Poitiers. A Herrenalb, une jolie petite ville d’eau, il n’y avait que  des hôtels et ça tirait de tous côtés. Nous découvrîmes un garage de  luxe avec des voitures à faire rêver. Naturellement, un adjudant s’en  appropria une. On commençait à avoir un peu trop de véhicules ! Nous  avons choisi un bel hôtel. Le calme y était impressionnant. Le patron,  qui n’était pas au front, nous prépara un grand souper avec des couverts  en argent. Ce fut un souper aux bougies, faute de courant électrique.  Le patron avait les cheveux blancs et une allure d’artiste. Pourquoi  n’était-il pas au front ? Il avait une quarantaine d’années et parlait  très bien le français. Il camouflait cinquante bouteilles de vins de  France et une vingtaine de bouteilles de champagne. A la fin du repas,  il nous joua du piano en chantant très fort en allemand. C’était  peut-être très beau, mais nous étions conscients qu’il y avait tout de  même la guerre. Quand il a voulu nous attribuer des chambres, nous avons  préféré les choisir nous-mêmes à cause des pièges à grenade dans les  matelas. Rastagnac et moi, avons pris une chambre avec baignoire… mais  il n’y avait pas d’eau chaude.11 avril 1945.  Le  lendemain matin, au réveil, vers dix heures, nous fûmes étonnés d’avoir  passé une nuit calme. On nous servit un bon petit-déjeuner. La vie  était belle… Boisville a découvert une moto BMW et entendait la garder  pour lui, mais le capitaine me la confia. J’ai embarqué mon paquetage  sur le porte-bagages et nous voilà de nouveau à l’attaque en pleine  Forêt-Noire. J’étais très satisfait de cette grosse moto, une très bonne  machine avec cardans. Elle ne pouvait pas dépasser les 100 km/h, par  contre, elle tirait très bien. Sur les routes de la Forêt-Noire, les  Allemands avaient tendu des fils de fer à hauteur des voitures, espérant  qu’on se prendrait la tête dedans. C’était la section du Génie qui  supprimait tous les obstacles, cela nous retardait pas mal. La forêt  était magnifique, mais dangereuse. On était très tentés de chaparder  tout ce qu’on pouvait, mais on n’avait pas la place pour tout récupérer.  Une petite route était jonchée de morts allemands. Nous avions déjà   perdu le Rouen et le Rochefort, je l’ai dit. Le Saumur et le Saint-Malo  furent détruits à leur tour, ce qui occasionna plusieurs blessés et la  mort de Garnier.Baden-Baden. 12 avril 1945.    C’est à nous que revint l’honneur de prendre cette ville, où le maréchal  Pétain, prisonnier des Allemands, avait été provisoirement en résidence  surveillée. Il avait été emmené dans d’autres lieux, l’avant-veille de  notre arrivée. Je circulais à moto, sans être très rassuré. C’était  toujours moi le porteur de missives. Toute la Forêt-Noire était parsemée  de barrières anti-chars. On déblayait toujours les obstacles, comme on  le pouvait. Décidément, nous étions trop encombrés de ce que l’on  ramassait comme armes et comme objets hétéroclites.   A son  tour, le Verdun bouscula une mine ; cela ne semblait pas trop grave,  mais nous apprendrions un peu plus tard que le char était détruit, qu’un  de nos camarades était tué et que cinq zouaves de l’infanterie avaient  été fauchés par l’explosion. Nous avons essayé de prendre les sommets  des collines pour mieux nous défendre. La plupart des obus allemands  éclataient dans les arbres avant de nous toucher. Chaque fois que je me  planquais sous un char, j’en ressortais dégoûtant et le capitaine de La  Lance se moquait de moi. Lui, très téméraire, ne se planquait jamais  sous un char. Après tout, s’il voulait se faire tuer, c’était son  affaire.   On nous fit rester sur place des heures durant et de  nouveau sous la pluie. Il était interdit d’allumer une cigarette dans  l’obscurité. J’aperçus fugitivement le corps d’un Allemand que la mort  et la pluie avaient refroidi pour toujours. La Forêt-Noire méritait bien  son nom, tout y était sombre et obscur ; la nuit, on n’y voyait  rigoureusement rien. En marchant, je me cassaiss la figure sur des  ferrailles et des branches qui jonchaient le sol. Le bruit des moteurs  des chars était infernal et il nous empêchait d’entendre l’arrivée des  obus.  Nous vivions des journées extrêmement confuses du point  de vue militaire. On ne pensait qu’à la bouffe et aux cigarettes. La  Wehrmacht n’était pas encore vaincue. On commençait à trouver la guerre  bien longue. Des régiments français se croisaient ; on ne savait plus à   qui obéir. On dormait toujours revolver au poing. On faisait  d’incessantes allées et venues. C’était la pagaille. A l’issue d’une  journée très éprouvante, tout le monde était à bout de nerfs ; je me  trouvais à côté de mes officiers et, dans le fracas des obus, en  apercevant des enfants allemands qui couraient affolés, j’ai dit :  « C’est eux qu’il faudrait abattre maintenant, pour qu’ils ne nous  refassent pas la guerre dans vingt ans. » Personne ne me contredit.    J’eus la triste besogne d’annoncer à Grimaux que son frère avait été  tué. Grimaux était le cousin du lieutenant Sauvegrain, tué à   Soliès-Pont, comme je l’ai déjà raconté. Le pauvre type était  complètement démoralisé. Je me suis occupé des formalités de  l’état-civil avec un lieutenant. Le corps du soldat Grimaux,  terriblement déchiqueté, était méconnaissable. Mon escadron  réquisitionna un restaurant à Baden-Baden. On y mangeait par petites  tables servies par des maîtres d’hôtel. Vie de prince au milieu de tant  d’horreur.L’offensive continue. Mi-avril 1945.   On  profita de deux ou trois jours pour remettre en état notre matériel.  Mais on nous annonça une nouvelle attaque, du nord au sud, en pleine  montagne de la Forêt-Noire. On m’envoya encore en reconnaissance. Nous  avons appris que la ville de Munich était encerclée par les Alliés, ce  qui nous fit présager la fin prochaine de la guerre.Au fur et à   mesure de notre avance, il fut convenu que nous occuperions toujours les  hôtels de luxe, où on pillait tout ce qu’on pouvait. On retrouvait dans  les caves allemandes beaucoup de Mouton-Rothschild et des bouteilles de  Bordeaux. Un magasin de chaussures fut littéralement dévalisé.     Le lieutenant Schreiber bloqua un train allemand à la sortie d’un  tunnel. Ce train allait partir avec des soldats, mais nous avons tout  anéanti. Schreiber m’envoya à nouveau en reconnaissance avec ma moto  pour constater les dégâts. Un Allemand s’échappa, j’hésitais à le tuer  ou pas. Je tirai à côté de lui pour qu’il se rendît. Il riposta. Une  balle siffla au ras de mon nez, mais atteignit ma moto devenue  inutilisable. Il tira à nouveau et c’est mon paquetage qui fut en  charpie. Ma carabine se trouvant sur ma moto, je n’avais qu’un revolver à   ma ceinture : pas moyen de me sortir de là . J’attendis avec impatience  du renfort. J’étais derrière un mur, tremblant de peur. Tout à coup, un  char vint à ma rescousse et l’Allemand a foutu le camp. On chargea sur  le char ma moto et mon paquetage déchiré. Je me suis vraiment cru perdu,  cette fois-là .   Un peu plus loin, une femme s’approcha. Elle  venait vers moi accompagné d’un civil que je pris pour un Allemand, mais  que j’entendis crier en français : « Qu’est-ce que tu fous là  ? »Â  C’était un déporté libéré. Je lui fis signe de se taire, car en parlant  français, il pouvait se faire descendre.   En résumé, je  n’avais plus de moto et pendant ce temps-là , mon escadron avait fait  mouvement vers Rottweil. Le bruit avait couru que j’avais été fait  prisonnier, mais j’étais là . Sans savoir pourquoi, j’ai senti mon  capitaine très fâché contre moi.21 avril 1945.    Le 21 avril, poursuivant notre avance sur Tuttlingen, nous avons encore  été arrêtés par des barricades, mais nous avons fini par atteindre le  Danube. C’était pour moi un fleuve mythique, mais je ne découvris qu’une  petite rivière. Nous avons libéré beaucoup de travailleurs forcés (ou  volontaires). Notre avance était tellement rapide que l’aviation ne se  doutait pas de notre position. Elle arriva au-dessus de la ville et  voyant des chars, elle lâcha de gros chapelets de bombes, tuant  plusieurs prisonniers français que nous venions de libérer. C’était une  erreur fatale, collatérale, comme on dit. Aujourd’hui encore, j’entends  le capitaine gueulant à la radio pour avoir l’état-major, afin d’arrêter  le bombing. Ainsi, plusieurs Français ont été tués par nos propres  bombes. Ils s’imaginaient rentrer bientôt en France. Quelle horreur !Bergen.  Même jour.   Bergen. Pour atteindre ce village, rien  n’était rassurant. En cours de route, pour voir l’effet de nos balles  dans les greniers remplis de paille, nous avons incendié une grange,  sans aucune raison militaire. Tout le bétail attaché dans l’étable a  brûlé aussi. La fermière pleurait tout ce qu’elle pouvait, tandis que  défilaient nos chars, indifférents à la misère allemande. C’était triste  et c’était surtout très bête.  Avant d’entrer à Bergen, on est  passé par Attingen. En route, je perdis la moitié de mon nouveau  paquetage mal ficelé sur mon porte-bagages. Pas question de revenir en  arrière. L’ordre était : « En avant ! » Les nerfs étaient tendus. Je  trouvais qu’on avait pris assez de villages et qu’on aurait dû  s’arrêter. On pénétra dans Bergen en pleine nuit. Tout le monde était à   bout. On nous dit que les éléments amis les plus proches étaient à   vingt-cinq kilomètres derrière nous. La liaison radio était impossible.  Nous avons organisé la défense du village pour la nuit.  Le  commandant de Menditte était avec nous, il envoya un peloton à quelques  kilomètres en avant, sur un croisement stratégique. Nous avions faim et  nous nous sommes affalés par terre, dans la première maison venue. Vers  une heure du matin, nous avons été réveillés par un bruit épouvantable.  La moitié du plafond nous tomba dessus. Nous étions évidemment attaqués  et notre maison était particulièrement visée. Le capitaine était déjà   debout, il ne s’était pas couché. Par la fenêtre, on voyait d’immenses  flammes au loin, sans savoir ce que c’était. Une patrouille allemande  parcourait notre village. On nous donna l’ordre d’aller réveiller le  commandant de Menditte, mais pour cela, il fallait sortir de notre  maison. La mission terminée, le capitaine m’envoya à l’autre bout du  village, porter des ordres au lieutenant Schreiber. J’eus quelque peine à   parvenir jusqu’à lui et j’arrivai trop tard : Schreiber était déjà dans  son char avec ses hommes et il mitraillait à qui mieux mieux  l’adversaire. Je lui fis savoir qu’il devait se mettre à l’écoute radio  pour des ordres éventuels. Il trouva ma mission bien dangereuse et me  couvrit pour me permettre de retourner au P.C. du capitaine. Des chevaux  apeurés, sans cavaliers, parcouraient le village dans tous les sens.  Ils avaient servi à tirer les pièces d’artillerie ennemies. De toute la  nuit, je n’ai pas pu voir Chouillou, qui devait dormir, insouciant. La  nuit avait donc été très chaude, une fois de plus. Le capitaine,  pourtant téméraire d’habitude, n’avait pas quitté son revolver du poing.  Notre dispositif de défense était mal ficelé. Le capitaine fit  descendre une mitrailleuse d’un char et l’installa au sol pour contrôler  la route. La confusion était extrême. Pendant deux heures, on ne sut  pas qui était qui. Reingen, un de nos hommes et l’adjudant-chef Gabiot  furent blessés. Reingen est resté deux heures sur le terrain à crier sa  douleur. On ne pouvait pas aller le récupérer. Un de nos gars se dévoua  pour aller chercher Reingen : très courageux, le bonhomme ! Bref, ce fut  la panique toute la nuit.  C'est à Bergen, au milieu de cette  nuit, la plus angoissante de ma vie, que se situe la brutalité la plus  effrayante de la bête humaine. Je descendis dans une cave avec ma  mitraillette, à ma vue, un homme hurla. Il avait peur d'être fusillé et,  quand je lui ordonnai de remonter, sa femme s'évanouit. Finalement, on  le fit prisonnier sous les hurlements de sa famille. Je savais bien  qu'on ne le fusillerait pas, mais je lui fis très peur avec mon arme  braquée au-dessus de sa tête et devant ses enfants. Le spectacle était  effroyable. Bref, on ne l'a pas tué, mais ce n’était pas très beau quand  même.22-24 avril 1945.  J'ai trouvé les  dernières étapes de la guerre interminables. Je conduisais en somnolant.  Notre colonne continuait d'avancer vers l'Est. Tout à coup, nous fûmes  arrêtés par une bande de types en uniformes, c'étaient des Italiens qui  se rendaient, les mains en l'air. On les appelait les Macaronis.    Nous sommes passés par Sigmaringen, la dernière résidence de Pétain,  parti pour la Suisse quelques jours plus tôt avant de se rendre  prisonnier en France. Un officier trouva le moyen de visiter le château  et de piller quelques belles armes de chasse. On découvrit aussi un  camion rempli d'effets militaires. On bifurqua plein Nord, sans  comprendre pourquoi. On voulait s'emparer d’Ulm, un souvenir  napoléonien.  Le chasseur Vermot fut tué accidentellement dans  son char, par la mitrailleuse de son copain, qui n'avait pas vu sortir  son camarade de la tourelle. Le pauvre type est mort sur le coup et j'ai  été chargé de le sortir de son char, sa cervelle se répandait sur la  route. Je lui pris ses papiers pour les donner aux officiers qui les  feraient parvenir plus tard à sa famille. Mais pour ce faire, je fus  obligé de retourner son corps et sa boîte crânienne, vide et entièrement  défoncée, résonna sur le sol. Horrible !  On avançait  toujours, mais les camions de ravitaillement ne suivaient pas, car  plusieurs avaient été interceptés par l'adversaire. Le lieutenant  Maringen, que j'estimais beaucoup, fut tué à son retour de permission.  Nous avons cantonné à vingt-cinq kilomètres d'Ulm, après avoir rejoint  l'escadron de chars légers qui avait fait un nombre considérable de  prisonniers – probablement deux mille. Ils étaient parqués des heures  durant dans une prairie, humiliés de devoir se déculotter devant tous  pour leurs besoins. Quand finirait-elle, cette guerre ? Avec autant de  prisonniers, les Allemands ne pourraient plus combattre encore  longtemps. Je devais tenir des masses de soldats en respect, en  attendant leur évacuation. Parmi le flot de prisonnier, que nous menions  à coups de pieds dans le cul, j’ai eu à surveiller, pendant un moment,  un général allemand qui s’était rendu. Pour lui faire peur, je l’ai  menacé de ma mitraillette en gueulant : « Nous sommes des S.S.  français ! Achtung ! » A sa plus grande honte et à ma plus grande  satisfaction, le général s’est pissé dessus.  J'avais toujours  très peur. Nous continuions à recevoir des dégelées d'obus tirés on ne  savait d’où... Nous avons appris plus tard que les Américains étaient  dans le secteur. A la radio, on les supplia de s'arrêter. Mais nous  avons reçu l'ordre d'abandonner la prise d'Ulm au bénéfice des  Américains qui s'emparèrent alors de cette ville très convoitée, le 24  avril. Nous étions furieux !  Au loin, un Allemand en fuite fut  tué par un gros obus d'un de nos chars. L'officier qui avait commandé  ce tir meurtrier l'accompagna à haute voix du commentaire : « Voilà pour  ton petit-déjeuner, camarade ! » Dégeulasse !  Nous sommes  allés nous retirer à Achstetten.Le dernier tué. 25 avril  1945.   Nous avons filé plein sud en direction de  l'Autriche. A Biberach, un cimetière français avait été dressé au bord  de la route. Nous longions des bois. Les routes étaient complètement  embouteillées par des véhicules ennemis détruits, ce qui nous obligeait à   faire souvent du tout terrain. Gazel était jaloux de ma moto. J'écrivis  à mes parents des lettres désespérées, car j’étais très fatigué ; j'en  avais marre de rouler, de faire la guerre, de voir toujours des morts,  je désespérais de la fin. Les trains d'équipements avaient de la peine à   nous suivre. Nous nous égarions aussi parfois. Je fis plusieurs fois la  route de Rottum à Roningatt à moto. Je suivais la jeep du capitaine qui  allait quérir des ordres à l'échelon supérieur. Je recevais une  poussière épouvantable. Il y avait encore quelques Allemands disposés à   se battre.  Roig, qui faisait partie de notre convoi, avait une  trouille légendaire et il prétendit avoir tué un Boche à bout portant  avec sa carabine. Je ne sais pas s'il n'exagérait pas un peu. Notre  camarade Rippert fut tué. C'était un très gentil garçon, consciencieux  et aimé de tous. Monteille fut blessé et se camoufla dans un fossé.    Le commandant de Beaufort arriva sur les lieux et donna des ordres  formels et violents aux fantassins qui se dépêchaient d'arriver. On  monta encore une opération de représailles pour récupérer Monteille  blessé dans les lignes allemandes. Il était quatre heures de  l'après-midi et il importait que cette opération se fît le plus  rapidement possible. Je me souviens que Verveliet, qui n'avait pas  encore tué de Boche de sa vie, voulut à tout prix participer aux  opérations pour pouvoir se vanter plus tard. Il prit une mitraillette et  abattit deux jeunes recrues en uniforme, les dernières de Hitler, des  gamins qui avaient dix-sept, dix-huit ans et qui se rendaient désarmés  les bras en l'air – pour moi c'étaient des gamins hurlant de peur. Je  trouvais cette fusillade dégueulasse. Ils s'effondrèrent baignés dans  leur sang. J’étais tout près, à cinq mètres, je paniquais de tous mes  membres. Pourquoi cet assassinat ? Je me sentais très coupable.    Le capitaine nous donna l'ordre d'éviter la route et de passer en tout  terrain, c'est-à -dire de détruire les cultures prêtes à être récoltées.  Dans les labours, ma moto resta en rade, tandis que les chars filaient  en avant. Je fis des signes désespérés au capitaine, lui montrant que je  n'avais pas la force de dégager ma moto. Il fit stopper son char le  Strasbourg et je montai dessus en abandonnant la moto, mais en  conservant mon arme. J’étais assis sur les moteurs du Strasbourg,  risquant de dégringoler. Un obus ennemi fit sauter le canon de notre  char. Mais un char sans canon ne sert plus à rien, si ce n’est qu’il a  encore ses deux mitrailleuses. On l'avait échappé belle, car le char  n'était pas percé. J'entendis à la radio la voix de Schreiber qui  demandait qu'on ne tirât plus, car on apercevait quelqu’un brandissant  un mouchoir blanc : c'était Monteille, notre fameux blessé. On finit par  le recueillir sous le crépitement des mitrailleuses. L'ennemi riposta  avec vigueur. Monteille nous remercia, c'était magnifique. En réalité,  on l'avait sauvé avec dix-sept chars et une compagnie d'infanterie de  cinquante-deux hommes ! C'était beaucoup pour sauver un seul homme ! La  libération de Monteille avait aussi coûté la mort du maréchal des logis  Treillard qui avait reçu une balle dans la tête. Ce fut notre dernier  mort de la guerre.  Nous n'étions qu'à trois cents mètres  environ d'un village, lorsque nous avons reçu l'ordre supérieur de nous  retirer pour nous reposer, étant donné l'heure tardive et notre très  grande fatigue. Au repos, mon camarade Oudot garda trois prisonniers à   moitié en loques.  A Roningatt, le commandant laissa exécuter  un prisonnier.  Au cantonnement de Mittelburg, chacun raconta  ses exploits, Rastagnac ouvrit sa grande gueule. Nous avons fait  prisonnier un civil armé de deux revolvers, nous lui avons pris ses  armes. Le capitaine l'interrogea et ordonna de le retenir prisonnier. Un  peu plus tard, Verveliet l'emmena derrière la maison et le liquida.  C'était parfaitement inutile.Le 28 avril, nous sommes partis vers le  sud dans la région de Kempten. Je me suis disputé avec Chouillou et  Rastagnac sans savoir pourquoi. Nous avons aperçu les montagnes  enneigées du Tyrol. Nous étions à la frontière autrichienne, non loin  d’Innsbruck, où nous ne rentrerions jamais, parce que l'Autriche était  un pays où la présence française soulèverait des questions politiques  graves. Qui sait ? Nous n’étions pas très loin du lac de Constance, par  conséquent pas loin, à nouveau, de la Suisse. Au Tyrol, nos hommes  chassèrent le chevreuil et firent un massacre. On apprit que quelques  femmes avaient été violées par certains de nos soldats.   Nous  arrivâmes à Berchtesgaden, au pied du nid d'aigle de Hitler. Mais à   cette époque, il n'y avait plus de Nazis : le nid était vide. Nous  apprîmes la mort de Hitler, c'est-à -dire la fin de la guerre.     A titre personnel nous avons récupéré plusieurs revolvers (j'en ai  rapporté trois à Bordeaux) : on devenait très rapaces. Un esprit de  vengeance gagnait les coeurs.Je restai encore quelques semaines  d'occupation en Allemagne avant de connaître ma démobilisation. Un de  nos officiers nous quitta avec une Mercedes volée qu'il ferait  immatriculer en France un peu plus tard. Pourquoi se gêner ?
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