vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Alsace Lorraine
...La chapelle de Ronchamp apparaissait au loin. Nous  avions pour mission de la prendre, car elle était un point d'observation  pour les Allemands...
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Haute-Saône. Septembre 1944.    La Haute-Saône. C'est un département dont je garde un très mauvais  souvenir. Nous y avons bataillé pendant un mois, jusqu’à la fin de  septembre 1944. À Pressigny, le 15 septembre, des renseignements donnés  par des civils nous apprirent qu'un général allemand et son état-major,  deux cents hommes environ, cherchaient à regagner les lignes allemandes  dans une forêt située à quatre kilomètres de là . Le sous-lieutenant me  demanda si j’étais volontaire pour aller avec mon side-car cueillir ce  général. L'opération me paraissait quand même hasardeuse, toutefois,  très fier de cette offre, j'acceptai avec empressement. Armé de trois  mitraillettes et de munitions, avec un homme dans mon panier à side-car,  je traversai une partie de la forêt et un village abandonné, sans rien  voir. Nous avons fini par rencontrer un civil qui nous a donné quelques  vagues renseignements sur la position présumée de cet état-major. Nous  avons contourné la forêt, traversé enfin un bois sans rien voir du tout,  mais les doigts toujours bien sur la gâchette. Puis, nous nous sommes  retrouvés dans un autre village occupé par les Français. La mission  était terminée, sans incident, mais sans butin. Histoire de fous.     À Port-sur-Saône, on nous fit cantonner quelques jours (16-17  septembre). J'étais toujours auprès du capitaine. Je prenais la garde le  soir. C'est là que, pour la première fois, nous avons fait la jonction  avec les Américains. Nous allâmes ensuite dans les environs à   Villersexel et, le 25 septembre, après avoir bombardé Saint-Germain,  nous y entrâmes sans trop de difficultés. Plus loin, à Belmont, nous  avons trouvé le reste d'un convoi allemand abandonné et anéanti.  Ensuite, ce fut Andornay, où le char Vendôme, immobilisé dans un gué, a  tenu toute la nuit sous le tir furieux de l’artillerie allemande, avant  d’être dégagé le lendemain matin par le Versailles.  Ce fut  enfin le secteur de Ronchamp, le 28 septembre. Nous étions en face de  cette fameuse colline. Vers midi, une partie de notre escadron se  trouvait en place à quelques kilomètres de Lure. La chapelle de Ronchamp  apparaissait au loin. Nous avions pour mission de la prendre, car elle  était un point d'observation pour les Allemands. Nos chars tentèrent  d'approcher de la colline, mais se retirèrent aussitôt après un feu  ennemi nourri. Nous devions rester dans ce secteur particulièrement  difficile quatre jours durant. Nous avions réquisitionné immédiatement  les fermes avoisinantes pour essayer de nous cantonner. Dans cette  opération de Ronchamp, nos chars ne pouvaient servir que comme point  d’appui à l’infanterie.
  On essaya à plusieurs reprises de  prendre d’assaut la chapelle de Ronchamp. Une violente contre-attaque  ennemie nous obligea à abandonner notre position pour quelques heures,  avant de pouvoir revenir une fois de plus au bas de la colline. Raoul  Duval fut blessé dans son char qui sauta sur une mine. Il est resté  assez longtemps coincé sous les trente-trois tonnes de son char, le  fémur apparent et planté dans la boue. Malgré son refus de se faire  évacuer, il fut dirigé vers un hôpital. Quelques semaines plus tard,  j’apprendrai son amputation et sa mort au Val-de-Grâce. J’ai perdu un  autre camarade, le bas-ventre arraché par une mine. Nous étions une  cible facile pour les Allemands perchés là -haut. Il nous a fallu quatre  jours de bombardement et d’assaut avant de prendre leur position. Le 5e  R.C.A. laissa dans l’opération neuf morts et vingt-neuf blessés, plus  quelques chars endommagés.
Le manuscrit présente une lacune pour la période d’octobre à   la mi-novembre 1944. Les feuillets correspondants n’ont pas été  retrouvés.
Mi-novembre 1944.Sur la  route dans le secteur de Montbéliard, le bruit des chars m’empêchait  d’entendre l’arrivée des obus. Cependant, dans un virage, j’ai sauté de  ma moto et j’ai fait quelques plongeons pour me mettre à l’abri. Le  capitaine examinait la situation avec ses jumelles, tandis que notre  section d’artillerie, à cent mètres en arrière, se tenait prête à se  mettre en batterie aussitôt que le capitaine Seguins-Pazzis en aurait  donné l’ordre. Les opérations sont allées vite, dans la même journée, on  a pris plusieurs villages. Arrivés sur un plateau, on a aperçu au loin  la route de Fesche-le-Châtel.Pour savoir si ce village était occupé  par l’ennemi, on envoya deux chars en reconnaissance. Le premier char se  trompa de route et, comme sa radio était en panne, le capitaine ne put  pas l’avertir. Je fus chargé alors d’aller à moto jusqu’à lui pour le  remettre sur son axe. L’opération était périlleuse pour moi, car je  n’étais pas blindé. A très vive allure, j’atteignis le char en question  en traversant un terrain miné, je n’en menais pas large ! Je m’attendais  à tout moment à une rafale de mitrailleuse. Non seulement le char était  en panne de radio, mais encore son barbotin était stoppé par un amas de  fils de fer barbelés. Dès mon retour vers le capitaine, j’appris que  mes camarades m’avaient suivi des yeux avec inquiétude. L’ordre de  mouvement fut donné : Fesche-le-Châtel tomba sans résistance.     Pour arriver jusqu’à Thiancourt, il fallait traverser un bois. Tandis  que les Boches filaient comme des lapins, notre artillerie, postée à   deux kilomètres de là , les matraquait.   On se dirigea vers  Delle. A notre passage, tous les habitants rentraient dans leurs caves.  Je me souviens que quelques rares civils courageux nous offrirent tout  de même des tartines de miel. Nous étions à deux kilomètres de la  Suisse, très étonnés de voir dans la nuit des lumières électriques. Il  fallait faire très attention de ne pas passer inconsidérément la  frontière. Je reçus l’ordre de transporter dans mon side-car, vers  l’arrière du front, une femme totalement effarouchée, qui ne savait plus  où elle était. Elle s’assit sur la machine à écrire que je venais juste  de récupérer dans un bureau militaire allemand et elle se mit à pisser  dessus. Rigolade !  Le bord des routes était rempli d’engins de  toutes sortes, plus ou moins renversés, ce qui ne facilitait pas la  marche de notre escadron. La situation semblait confuse. Nous  traversâmes le petit village de Brebotte complètement brûlé.
  Nous sommes passés par  Grandvillars, où nous nous sommes arrêtés pour réparer le Saint-Malo en  très mauvais état de marche. Vers dix-huit heures, nous devions attaquer  Chavannes-les-Grands, mais la nuit s’avançait et nous avons dû y  renoncer. J’entendis le commandant dire au colonel : « Mais il est grand  ce p… de village ! » Nous étions vraiment trop près des Allemands. Il  faisait très noir, le capitaine demanda de la lumière pour consulter ses  cartes. Il pleuvait à verse. 13 novembre 1944.    Au cours d’une pause, si l’on peut dire, nous sommes allés dans le camp  militaire de Valdahon dans le Doubs, pour une grande revue militaire de  la Première Armée française, dont notre régiment de Chasseurs d’Afrique  (le 5e R.C.A.) était l’un des éléments. Il neigeait sans interruption à   gros flocons. On resta plus de cinq heures plantés à attendre, sous la  neige, messieurs Winston Churchill et Charles De Gaulle, qui arrivèrent  enfin debout dans un command car, pour nous saluer le temps d’un éclair.  Les généraux de Lattre, Juin, du Vigier, de Vernejoul et Molle étaient  aussi de la partie. Nous nous serions bien passés de cette rencontre  historique.15 novembre 1944.  Nous avons perdu notre  colonel Desazars de Montgailhard « tué à l’ennemi » devant Héricourt.
L’Alsace. 21 novembre 1944.     Le 21 novembre 1944, à deux heures du matin, l’escadron démarra sans  lumières ; je fus chargé de faire le planton à certains carrefours, mais  je n’en menais pas large. On était fatigués et mouillés. Et l’ennemi  était à quelques centaines de mètres. On s’apprêtait à délivrer les  Alsaciens. Ici, on se souvient que Hitler considérait l’Alsace comme  faisant partie intégrante de l’Allemagne. Nous arrivâmes dans la région  d’Altkirch, nous avancions à travers des champs détrempés, nos  itinéraires étaient peu praticables. On tirait les engins avec des  câbles, tandis que les camions s’enfonçaient dans la boue. Tout le monde  s’engueulait. La roue de mon side-car était continuellement bloquée par  la boue. Je me suis embourbé et retrouvé seul au milieu d’un champ dans  un pays inconnu, avec l’ennemi de tous côtés. J’avais une frousse  épouvantable. J’ai dû abandonner mon side-car provisoirement.28  novembre 1944  Le 28 novembre, nous avons commencé les  opérations dans la forêt de la Hardt et nous sommes arrivés dans la  banlieue de Mulhouse appelée Rixheim. Le village était abandonné par les  Allemands. Des femmes barbouillaient l’écriteau « Rathaus » pour écrire  à la peinture « Mairie ». On nous servit du vin d’Alsace, les femmes  avaient déjà préparé des kouglofs. On se soûla un peu, tandis que  l’ennemi, dans la forêt, tentait de contre-attaquer. L’infanterie a eu  beaucoup de blessés. Nous avons eu peur que, parmi les Alsaciens, il y  eût des Boches en civil pour nous espionner. Une assistante sociale  française très courageuse ramassa les blessés. Mon capitaine eut un  petit éclat dans la fesse, mais il continua comme si de rien n’était.  Nous ramassâmes un Allemand très grièvement blessé. Pendant qu’on lui  faisait des piqûres, il dit à l’assistante : « Vous, plus courageuse que  soldats ! » Je ne sais pas ce qu’il est devenu.Les nouvelles  arrivaient de façon très contradictoire. Les ponts sur le Rhin avaient  sauté. Les officiers comme les hommes étaient très fatigués. On me  chargea de préparer le campement de la nuit suivante dans un autre  village. Je fus aidé par une compagnie des Forces Françaises de  l’Intérieur. Un homme des F.F.I. me dit que c’était lui qui « en  principe » commandait le détachement. Je n’avais pas l’habitude d’une  telle pagaille, moi qui étais soldat dans une armée régulière.29  novembre 1944   Le 29 novembre, l’ennemi avait ramené des  renforts depuis la forêt et la bataille n’en finissait pas. Nous  attendions le Génie pour construire une passerelle sur un canal, mais  nous étions bloqués. Nous reçûmes la visite du général de Lattre de  Tassigny. Un tir d’artillerie nous obligea à nous coucher par terre et  le général qui était toujours impeccable salit son uniforme, ce qui nous  fit bien rire. Les civils rencontrés s’engueulaient entre eux, sans que  l’on sût pourquoi, mais nos officiers ne voulaient pas entrer dans  leurs considérations partisanes. 1er décembre 1944.    Le premier décembre, l’ennemi reçut encore quelques renforts. Le  Soissons était en difficulté. Le Rochefort était également immobilisé,  mais pas vulnérable. Les Allemands contre-attaquèrent sans succès. Un de  nos hommes eut le pied coincé dans la chenille d’un char ; on  l’amputerait plus tard. Notre poste de commandement, avec Chouillou,  Roig et Mignucci, alla se reposer une nuit.   On parlait de  nous renvoyer au repos en arrière, au P.C. général à Mulhouse, où  j’allais souvent en liaison. Mais Mulhouse n’était pas encore une ville  très sûre. C’est à ce moment-là que je fus nommé brigadier-chef. J’en  fus très fier et ça augmentait aussi ma solde de soldat. J’étais au  deuxième échelon, payé trois mille francs par mois. Le 20 décembre,  nous apprîmes que nous allions être mis au repos. Ce n’était pas trop  tôt ! Mais au dernier moment l’état-major en décida autrement. Nous  avons circulé dans la région de Belfort après avoir quitté momentanément  l’Alsace. Il commençait à faire très froid. Le 23 décembre nous sommes  allés à Brebotte pour cantonner.  Le capitaine de  Seguins-Pazzis fut muté à Paris comme expert à l’Ecole militaire. Nous  fûmes très désemparés de changer de chef. L’escadron fut temporairement  aux ordres du lieutenant Duchatel, remplacé peu après par le capitaine  de La Lance, un résistant de la première heure. Le chauffeur du  capitaine restait le même, c’était un bon camarade ; il s’appelait  Oudot ; on se quittait rarement, il conduisait la jeep, tandis que moi  j’étais à moto.  Le 25 décembre 1944, jour de Noël, un peu  tristounet. Au moment de la passation officielle des pouvoirs, le  nouveau capitaine de La Lance nous tint le discours suivant, tandis que  nous étions au garde à vous : « Messieurs ! Je vous connais ! Je sais  votre valeur combative, vous, vous ne me connaissez pas encore mais je  serai digne d’être votre chef. Repos ! » On verra plus tard qu’il a été  réellement digne d’être notre chef. 19 janvier 1945    Le 19 janvier 1945 à zéro heure, grand branle-bas. Il y avait un mètre  de neige et il faisait moins onze degrés. Tandis qu’on remontait en  Alsace, mon side-car s’embourba dans la neige. Je fus obligé de verser  mon café chaud sur la poignée d’accélérateur qui était gelée pour la  débloquer. Le capitaine avait l’air de se moquer de moi et de mes  difficultés. Ce n’était pas le moment ! Il était une heure du matin.  Nous arrivâmes près du pont de Cernay, on nous signala que le terrain  était miné. Je ne quittais pas la trace des chars de peur de sauter. Les  Allemands abandonnèrent l’asile de fous de Saint-André, dont ils  avaient fait une caserne de S.S. Certains Alsaciens avaient été engagés  de force dans la Wehrmacht, ce qui nous obligeait à faire des  interrogatoires très serrés. L’adjudant Fleury partit courageusement en  patrouille à pied. Notre avance semblait bien bloquée, le commandant  s’agitait. Chouillou et Mignucci avaient une trouille épouvantable. Un  obus tomba à un mètre de notre half-track, la secousse fut terrible,  mais protégés par notre blindage, nous n’avons pas eu une égratignure.  Le Reims et le Versailles sautèrent sur des mines. Il fallut changer  leurs chenilles dans la nuit. Froid et frousse. On fit appel à une  section de déminage, mais l’opération fut très difficile, car nous  étions harcelés, fatigués et gelés. Plusieurs blessés légers furent  évacués. Il neigea de nouveau. Tout à coup, le toit de notre abri fut  transpercé par un projectile et l’adjudant essaya, avec des  plaisanteries et un humour bien à lui, de camoufler sa peur.    Je n’aimais pas beaucoup écouter la radio la nuit, l’appareil faisait du  bruit et je ne pouvais pas entendre si un Allemand approchait de mon  half-track. On aurait pu se faire tuer sans avoir le temps de prendre  une arme. Cependant il ne fallait pas lâcher l’écoute radiophonique. Le  half-track était mal disposé contre un hangar de fagots où j’avais  planqué mon side-car.21 janvier 1945
Le 21 janvier, il n’était pas  question d’avancer davantage. A 7 h 30, nous étions au nord de la Thur, à   la ferme Lutzelhof. Les Allemands attaquèrent sur la voie ferrée ; on  n’aimait pas que ce soient eux qui attaquent les premiers. Ils  franchirent la route de Mulhouse, mais à midi la situation fut rétablie  grâce à nos patrouilles de chars dans les bois. Seul le peloton  Schreiber resta à la ferme, pas trop rassuré, mais il ne se passa rien  de grave.   A Reiningen, l’escadron reçut l’ordre de se porter  vers 14 h à la lisière de la Cité Else. C’était le cinquième jour de la  campagne dans ce secteur. Aucun répit. Nous étions tout près des  fameuses mines de potasse d’Alsace. Il y avait un mètre vingt de neige  et la circulation était très difficile. Les maisons étaient bien  abîmées. Au soir, je reçus l’ordre de me porter avec Chouillou vers les  chars avancés. Je suivais la jeep d’Oudot dans laquelle était Chouillou.  Mon side-car patinait, j’avançais très doucement dans la nuit noire.  Nous avions peur des patrouilles ennemies. Nous cherchions le P.C. du  capitaine, mais nous fûmes pris sous un tir d’artillerie et nous nous  sommes couchés sous les chars pour ne pas avoir d’éclats. Le bombing  étai sérieux, Chouillou et moi serrions les dents, le nez dans la neige.  Je m’assurai que Chouillou n’était pas touché. Nous avions les pieds  complètement gelés et étions très mouillés. Peu après, nous avons démoli  à coups de haches les portes et les planchers d’une maison qui nous  abritait, pour faire du feu. Tous les civils avaient déserté le secteur  pour se réfugier dans les blockhaus abandonnés par l’ennemi.     Le capitaine lui-même n’en pouvait plus, il essaya de dormir, mais je  dus le réveiller tous les quarts d’heure pour lui communiquer la  situation. Nous faisions du café autant que nous pouvions et mangions  nos saletés de rations américaines. Les paquets de cigarettes défilaient  les uns après les autres, pendant que nous faisions sécher nos  chaussures. Mais deux minutes plus tard, en entendant les bombardements,  nous avons dû nous rechausser et ressortir encore mouillés. Constatant  que nos munitions baissaient, j’ai envoyé un message radio pour alerter  Fleury qui se trouvait à Reiningen. Il nous rejoignit à deux heures du  matin, avec un camion de carburant, ce qui ne nous rassurait pas trop,  car notre stock d’obus n’était pas loin. Il neigeait toujours. Le  ravitaillement des chars était difficile. Mais Fleury était un dur de  dur et je lui indiquai la position des chars à ravitailler. On avait  peint les chars en blanc à cause de la neige, mais de nuit, on les  remarquait facilement avec quelques jets de lumière. 28  janvier 1945  Le 28 janvier vers 5 heures de l’après-midi,  j’eus pour mission de joindre le peloton Tabuteau qui se trouvait au  village de Langsoultzbach. J’étais porteur d’un ordre écrit qui devait  avoir pour effet de déclencher vers trois heures du matin une attaque  massive en direction de Wittelsheim. J’y allai à pied, l’épaisseur de la  neige empêchant mon side-car de rouler. Je marchais dans les traces des  chars. Une salve d’obus éclata près de moi et je me planquai dans les  sillons des chars avec ma carabine, avançant sur le ventre comme un  serpent. Cinq ou six obus éclatèrent et je pensai qu’il m’était  impossible d’en sortir. Un arbre s’écroula tout près de moi sans me  toucher. Une déflagration m’arracha mon casque. A un moment donné, je  songeai à faire retraite, mais ma mission était grave. J’ai mis deux  heures et quart pour parcourir huit cents mètres, la plupart du temps à   plat ventre et quelquefois en courant. Arrivé dans Langsoultzbach,  j’aperçus d’autres chars, mais personne dehors. Je courus pour trouver  le char de Tabuteau. On me dit que le sous-lieutenant s’était enfermé  dans un P.C. provisoire dans une cave profonde, où il y avait quelques  blessés de l’infanterie. Le lieutenant Hervouet du 57e régiment  d’infanterie rouspétait, disant qu’il y avait trop de monde dans cette  cave éclairée à la bougie. L’atmosphère était très tendue. On m’interdit  de repartir avant l’arrêt des bombardements, ce que j’appréciai  beaucoup. Ces bombardements allemands préludaient à  une attaque  générale dans la région de Wittelsheim, mais elle n’eut jamais lieu.    Je repartis enfin vers mes amis, accompagné du lieutenant Hervouet. Mon  retour s’effectua plus rapidement. La présence de ce lieutenant me  soutint moralement. J’arrivai au P.C. de mon capitaine qui s’était  inquiété de me savoir sous le bombing. J’étais sonné et éreinté. Mais  par un heureux hasard, pour la première fois, le courrier était arrivé  avec une bouteille de Porto. J’étais tremblant mais réconforté et le  capitaine m’intima l’ordre de recommencer quelques heures plus tard la  même mission, me disant : « Un soldat qui a peur est un soldat perdu.  Vous savez ce que ça peut coûter de désobéir en opération ? »Â  J’obtempérai. A 23 h 30, je dus retourner chez le sous-lieutenant  Tabuteau par le même itinéraire. Je partis armé d’une mitraillette. Je  n’en menais pas large et les huit cents mètres me semblèrent  interminables. Heureusement pour moi, il ne s’est rien passé. A mon  retour, mon capitaine fut surpris de la rapidité de ma mission. Il  m’offrit une tasse de café avec ce commentaire : « Vous savez, Cruse,  cette deuxième mission était inutile, mais vous étiez dans un tel état  après la première, que vous étiez psychologiquement perdu pour moi, si  je ne vous renvoyais pas. »Â   La guerre était dure et le  « Général Hiver » n’empêchait pas les feux nourris d’armes automatiques.  Une compagnie d’infanterie fut ramenée avant le lever du jour, pour  être évacuée dans des véhicules sanitaires afin de se réchauffer les  pieds. Il y avait plusieurs pieds gelés. Un officier me conseilla de  réchauffer les miens en les frottant avec de la neige. Toute l’offensive  de la nuit dépendait de ma liaison avec le lieutenant Tabuteau. Nous  approchions des cités de potasse qui étaient en ruines. Le maréchal des  logis Lebhien fut tué d’une rafale de mitrailleuse dans la tête.  L’infanterie ne pouvait plus nous suivre. La tourelle du Strasbourg fut  bloquée par le tir d’un Panzerfaust. Le Vendôme fut percé de la même  manière avec deux blessés à bord : Rossich et Caillon. Rossich eut le  pied coupé à la hauteur de la cheville. Se voyant perdu, il sauta en  dehors de son char, tandis que Caillon se portait à son secours. Au  moment où il arriva à sa hauteur, un obus perforant de 88 lui arracha le  bras droit. Tous deux se planquèrent au pied d’un arbre en perdant leur  sang. A son tour, le Rochefort fut percé par un obus de 75. Le char  était comme une torche. C’est seulement à la tombée de la nuit que  l’ennemi se retira. Nous nous nous sommes regroupés à Reiningen. 29  janvier 1945.  Le lendemain 29 janvier, une contre-attaque  ennemie nous donna de sérieuses inquiétudes. La neige commença à fondre  et nous laissa entrevoir les mines posées négligemment par l’ennemi.  L’adjudant-chef Rabiau prit la direction du peloton. Mais le Rouen sauta  sur une mine : il serait rechenillé de nuit par le brigadier-chef  Crespeau dirigé par Gazel. Le 31 janvier, le lieutenant du Châtel  tenta un coup de main sur Wittelsheim avec cinq chars. Le coup de main  échoua. Février 1945.  Nous étions déjà le 2  février, l’escadron était à la Cité Else. Voilà bien longtemps que nous  étions en ligne ; on n’en pouvait plus. J’ai écrit à ma famille qui  suivait les communiqués de guerre avec inquiétude.   Le 3  février, alors que nous pensions aller au repos, une grande attaque fut  décidée en direction de Wittelsheim, tous nos chars furent engagés. Mais  le Soissons sauta sur une mine. L’infanterie très fatiguée hésitait. Je  suivais les opérations par radio. Nous avons fait cent cinquante  prisonniers, dont une dizaine d’officiers, tous en loques : ils  n’étaient pas beaux à voir. Le Soissons sauta à nouveau et fut stoppé. A  midi, nous avons changé de secteur et sommes partis via Cernay. Nous  avons marché sur la route de Belfort, puis retrouvé le commandant de  Menditte. Le bruit de nos chars réveilla le village qui craignait une  attaque allemande. Les ponts ayant sauté, on traversa les prairies  bourrées de mines, nous avait-on dit. Heureusement, il n’en était rien.  Je poussais souvent mon side-car à la main en mettant les pieds dans les  traces des chars.
  Le 5 février au matin, après une demi-nuit à   Bollwiller, je m’installai dans une maison où il y avait des draps  blancs. On ne savait jamais de quel côté étaient les Allemands. Nous  avançâmes vers le Rhin pour couper la retraite ennemie. On décida une  attaque sur Rouffach. C’est là que nous avons établi notre liaison avec  les Américains de la douzième D.B. La rencontre avec les Américains fut  pittoresque, ce furent des congratulations à n’en plus finir. Mon  side-car marchait de plus en plus mal et je l’ai échangé contre une  vieille Citroën abandonnée par les Allemands. Au 5 février, la campagne  d’Alsace était considérée comme achevée. Mais nous avons appris que dans  l’Ouest de la France les Allemands étaient retranchés à Royan : ils ne  voulaient pas croire en leur défaite.  En résumé, cette  dernière offensive en Alsace nous a coûté, dans notre propre escadron,  deux tués, onze blessés et deux chars. Mais je ne parle pas ici des  ravages dans les rangs de l’infanterie.  Repos à   Grandvillars.     Nous étions à nouveau près de Delle,  à Grandvillars. Tout mon escadron fut cité à l’ordre de l’armée pour la  énième fois. C’est là qu’on me remit ma Croix de guerre avec cette  citation : « Jeune engagé qui a rejoint l’Armée Française  d’Afrique par l’Espagne. S’est fait toujours remarquer comme agent de  transmission par son allant et la manière intelligente dont il remplit  les missions qui lui sont confiées. En particulier le 03 février 1945 à   WITTELSCHEIM chargé d’une liaison urgente, l’a accomplie dans un minimum  de temps malgré un tir violent de l’Artillerie ennemie. » Au P.  C., le 22 février 1945. Signé : de BERTERECHE de MENDITTEEn  permission  Je partis en permission vers Paris dans un  camion, pendant qu’on réparait tous les chars déchenillés. De Paris, je  rejoignis Bordeaux par le train. Que c’était beau de revoir les quais de  la Garonne, après tant de batailles ! Et de retrouver mes parents qui  ne m’attendaient pas ! En montant l’escalier de Rivière, je tombai sur  ma mère qui m’embrassa profondément, elle était très émue en découvrant  ma Croix de guerre. Je pris un bain et me rhabillai en civil, ce que mon  père réprouva. Ma mère me raconta ses démêlés avec la Gestapo après mon  évasion. Magnifique mère !  On nous avait dit de faire de la  propagande pour recruter de nouveaux soldats. Trois jours après, il  fallut repartir pour le front, car la guerre n’était pas finie. C’est à   cette époque que les Allemands ont lancé la fameuse grande  contre-offensive des Ardennes menée par le maréchal Gerd von Rundstedt,  qui nous avait très provisoirement encerclés. La recrue que j’avais  faite à Bordeaux, un dénommé Lalande, me donnait quelques inquiétudes,  car il n’avait pas ses papiers en règle. A Paris, je retrouvai mon  capitaine Seguins-Pazzis qui fit un laissez-passer pour Lalande.    A la gare de l’Est, on s’embarqua pour l’Alsace. L’atmosphère militaire  reprenait le dessus. A Belfort, un camion du 5e R.C.A. nous attendait à   la gare pour nous apprendre que le régiment était parti sur Strasbourg  en vue d’une offensive sur l’Allemagne. Cette perspective me réjouit,  car je pensais que la guerre serait ainsi plus vite terminée. Je  m’installai sur un camion G.M.C. pour aller à Strasbourg. Les routes  étaient très encombrées de convois. A Obernay, je rejoignis mon  régiment. Je présentai ma nouvelle recrue au capitaine qui était à   moitié nu, se grillant au soleil.
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