vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Vallée du Rhone
...sur la tourelle d'une automitrailleuse, j'aperçus  une femme tête rasée, que la population lapidait impitoyablement...
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Dimanche 29 août 1944.    Le 29 août, on s’apprêta à franchir le Rhône. Sur la route, les chars  me recouvraient d'une épaisse poussière blanche. À Vallabrègues, la  berge était semée d'ajoncs et de bambous. Il y avait là deux grosses  péniches réquisitionnées pour le transport des chars, mais le fleuve  était rapide et ce ne fut pas une petite affaire que d'embarquer des  tonnes d'acier. On mit une demi-heure environ pour embarquer un char, ce  qui me donna le temps de quitter ma combinaison crasseuse et de prendre  un bain tout nu dans le Rhône. Le fleuve étant franchi, on se demanda  alors où étaient les Allemands. Sur la route de Remoulins en direction  de Pont-Saint-Esprit, des véhicules ennemis abandonnés jonchaient les  fossés. Ils avaient été mitraillés par des avions anglo-saxons. Nous  nous sommes regroupés à Saint-Hilaire d’Ozilhan, au nord de Remoulins.Fin  août-Début septembre 1944.  Nous sommes enfin arrivés aux  confins du Massif Central, sans plus de résistance. Long voyage en  vérité, dans une très jolie région où soufflait le mistral. Nous avons  remonté par Uzès, Alès et Villefort jusqu'à Langogne. Décidément nous ne  parvenions pas à rattraper les Allemands en fuite. Nous étions  éreintés. Nous ignorions tout du reste des opérations militaires dans  les autres secteurs du front. Nous mangions mal, nous nous lavions peu,  dormions dans des laiteries, des écuries, dans les granges, dans les  caves. Nous avons traversé la Haute-Loire, par Le Monastier, Le  Chambon-sur-Lignon, Tence et Yssingeaux. Je me suis trouvé être le  premier soldat français à arriver à Yssingeaux et je fus acclamé par la  population. C'était grisant ! Nous avions six heures de retard sur notre  horaire, aussi devions-nous organiser un service de police dans  Yssingeaux, pour faciliter le passage des chars au travers d'une foule  de curieux toujours plus dense. Peu après, les tanks passèrent à vive  allure sous des acclamations déchaînées.     Nous roulions  ordinairement de nuit, en pleine montagne, sur des routes étroites qui  serpentaient. Les croisements et les dépassements étaient impossibles.  Avec ma moto cependant, j’ai remonté plusieurs fois de suite les  interminables colonnes de chars qui me projetaient leur mazout dans les  yeux. Je me demande encore aujourd’hui comment les énormes chenilles des  tanks ne m'ont pas plusieurs fois écrabouillé, tant je suis passé près,  dans le vacarme infernal qui empêchait le conducteur d’entendre ce qui  se passait.Une nuit, nous avons été arrêtés par des ponts coupés.  Nous avons allumé les phares, ce qui était une imprudence. Nous apprîmes  que c’étaient les F.F.I. (les Forces françaises de l’intérieur) qui par  erreur avaient fait sauter les ponts. Nous sommes restés en panne dans  le village pendant un certain temps. On m'envoya chez les maires pour  emprunter des cartes de la région, en vérité pour les voler, car nous  étions totalement démunis de cartes de cette région-là . On nous avait  dotés uniquement pour le sud de la France. La Haute-Loire nous  paraissait glaciale après la chaleur de la Provence. Pour la première  fois, le capitaine décida enfin de nous faire distribuer des vêtements  d'hiver. Ce n'était pas trop tôt, car il faisait un froid glacial.     Très souvent, il fallait changer les chenilles des chars qui s'usaient  rapidement. Le travail était fatigant, très dur. Pourquoi, alors que  nous étions en repos pour quelques jours, à Saint-Genest-Malifaux à   quelques kilomètres seulement de Saint-Etienne, le capitaine refusait-il  à mon ami Drevet la permission d'aller voir sa famille ? Dureté de cÅ“ur  bien mal placée en vérité, car Drevet serait tué quelques jours plus  tard sans l'avoir revue.   Nos énormes étapes ne permirent pas à   nos trains de nous suivre et nous étions absolument à sec de mazout,  donc dans l'impossibilité momentanée de poursuivre les Allemands : il  fallait bien se rendre à l'évidence. 4-6 septembre 1944.    Le 4 septembre enfin, nous repartions. J'étais en tête de colonne et  filais vers Saint-Etienne. Nous sommes allés jusqu'à Saint-Albain, à   quinze kilomètres au nord de Mâcon. L'étape était rude, les trains de  roulement chauffaient terriblement. À Chagny, spectacle désolant : sur  la tourelle d'une automitrailleuse, j'aperçus une femme tête rasée, que  la population lapidait impitoyablement. Elle avait servi d'indicatrice  aux Allemands. À chaque cantonnement, mes camarades faisaient la bombe.     Le 5 septembre à dix-sept heures, l'ordre nous fut donné de pousser sur  Givry, où nous sommes entrés après avoir mis en feu deux  automitrailleuses allemandes. L'opération était assez comique, si l'on  peut dire, car à peine le peloton Schreiber entrait-il par un côté du  village que les Allemands filaient par un autre. Les civils de cette  région n'étaient pas très courageux, craignant un renversement de la  situation et, par conséquent, des représailles. On ne pouvait obtenir  aucun renseignement de ces civils froussards qui se réfugiaient  toujours dans les caves et gardaient un mutisme total. En poussant une  reconnaissance en moto, je fis la découverte d'un train ennemi de  carburant, particulièrement bienvenu puisque nous nous n'avions plus  d'essence.   Entre Chagny et Puligny, une suite de mésaventures  arriva à l'adjudant-chef. Voyant que son half-track encombrait la  route, je donnai l'ordre de le faire avancer tandis qu’il était en train  de raconter ses exploits à quelques civils sans même s’apercevoir de la  manÅ“uvre. Le half-track partit donc sans lui et, la colonne ayant reçu  l'ordre de mouvement, l'adjudant-chef resta sur place. Nous avons ri  tout notre soûl, pensant à l'engueulade que nous allions recevoir.     Je ne sais ce qui s'est produit, mais tout à coup, je me retrouvai en  tête de tout un détachement. À Puligny, le capitaine se trouva dans  l'obligation, en tant que commandant de la place, d'interdire aux civils  de verser à boire aux hommes. Une soûlerie générale avait déjà commencé  et l'on craignait une contre-attaque dans la nuit. Je m'étais  réquisitionné personnellement une bonne chambre, dont j’avais indiqué  l'emplacement à la garde de nuit, pour me faire réveiller en cas de coup  dur. Mais, très tôt le matin, je m'aperçus que le village avait été  abandonné. J'eus peur. Sur la place quelques prisonniers désarmés  attendaient les ordres, seuls et sans garde. Je n'étais pas du tout à   mon aise.Le massacre de Meursault. 7-9 septembre 1944.    Le 7 septembre à dix heures du matin, nous sommes arrivés à Meursault.  En rentrant dans un parc je découvris un side-car de 11 CV abandonné par  l'ennemi en retraite. Je m'en saisis bien que cet engin fût quelque peu  accidenté. On me le réparerait par la suite. Vers deux heures, nous  nous sommes rendus sur ordre au Petit-Auxey, où une grande partie des  maisons étaient en feu. La route était impraticable pour les véhicules à   pneus, car elle était jonchée de matériel détruit. Les fossés étaient  pleins d'Allemands agonisants. Mon escadron avait rencontré une colonne  de ravitaillement ennemie qui revenait de la région de Bordeaux et qui  tentait de rejoindre la fameuse Dix-neuvième Armée hitlérienne. Les  Allemands avaient ridiculement et témérairement tenté avec des  charrettes à bras, des voitures d'enfants et leurs quelques malheureuses  mitrailleuses de résister à notre escadron de chars blindés qui leur  coupait la route. De notre côté, aucune perte à signaler ni en hommes ni  en matériel, mais du côté adverse, une centaine de prisonniers,  quarante tués, un matériel tellement abondant qu'il fallait le dégager  pour permettre aux chars d'avancer. J'étais toujours affecté à la  liaison motocycliste.  Une quantité incroyable de chevaux  sillonnaient les prés en tous sens, complètement affolés. Plusieurs  dizaines d'entre eux étaient écrasés sur la route. Leur sang coulait  partout et le soleil commençait à taper sur ce champ de bataille. La  récupération était importante : une grosse quantité d'armes  individuelles, des canons, des postes de radio… De nombreux objets,  volés par les Allemands aux Français durant quatre ans d'occupation,  furent récupérés par notre escadron. On organisa aussitôt des équipes de  prisonniers pour creuser des fosses, car le risque d'infection  grandissait d'heure en heure. Pêle-mêle, on jetait dans ces énormes  trous les chevaux et les hommes morts. Pendant le dîner, on frappa à la  porte de la maison que nous avions réquisitionnée. Un Allemand se  présenta les mains levées en disant : « Moi, soldat correct, vous,  soldats corrects. » C'était sa manière de se rendre. S'il avait voulu,  il aurait pu tous nous tuer avec sa grenade, on ne se doutait de rien.    En passant par le Grand-Auxey, on constata la même hécatombe. Nous  passâmes la nuit à Saint-Romain, continuellement en éveil. La garde  descendait tous les Allemands qui se présentaient. Notre position sur  cette grande ligne de retraite allemande était fort désagréable. Vers  deux heures du matin, une nouvelle colonne ennemie se présenta au  Petit-Auxey devant les chars qui étaient restés en surveillance.  Jean-Claude Schreiber entra en pourparlers avec un représentant  allemand, sous la garde de nos sentinelles, afin d’éviter à l’ennemi une  trop grande catastrophe. Mais l'Allemand n'était pas encore retourné  dans ses lignes que déjà nos chars faisaient feu sans avoir attendu  l'ordre du lieutenant Schreiber. Trente Allemands de plus furent  massacrés. Un matériel considérable tomba entre nos mains.  Le  lendemain, après une nuit plutôt agitée, je repris contact avec  l'élément Schreiber. Ma moto dérapait sur les chevaux éventrés et  j'avoue qu'il m'était presque plus pénible de marcher sur ces bêtes que  sur les cadavres allemands, tant elles s'étalaient lamentablement et  répandaient une boue de sang. Faute de mazout, l'escadron, une fois de  plus, ne put poursuivre davantage sa route. Nous restâmes donc en  position de surveillance détruisant ici et là quelques camions de  munitions ennemis qui arrivaient vers nous. Le spectacle était  féerique : les explosions ressemblaient à des feux de Bengale. A un  moment donné, j'entendis le sifflement d'une balle à mes oreilles et un  immense tir de représailles partit de chez mes camarades à l'endroit  présumé dangereux. Je l'avais échappé belle en vérité et, contrairement  aux ordres donnés, des civils inconscients allèrent dans la zone  interdite. Une petite fille fut blessée, une femme tuée, par l'un  d'entre nous sans doute. Partout, des Allemands déchiquetés  remplissaient les fossés. J’en ai vu un le pantalon arraché et, à la vue  de son sexe, j’ai immédiatement pensé à sa mère, lorsqu’elle langeait  son bébé vingt ans auparavant.  Un peu plus tard, une Simca 5  se présenta sur la route que nous avions pour mission de surveiller.  Neuf de nos canons et vingt-sept de nos mitrailleuses étaient alors  braqués dans cette direction. On jugea inutile de faire feu sur cette  malheureuse voiture isolée. Dès que son conducteur s'aperçut de la  situation, il s’arrêta. Un capitaine allemand en sortit en levant les  bras. L'un des maréchaux des logis de notre escadron s'approcha de lui  pour le désarmer, comme cela se faisait chaque fois qu'un prisonnier se  rendait. Mais quand il fut à quelques mètres, l'officier allemand baissa  les bras, tira rapidement son revolver et blessa à bout portant notre  maréchal de logis d'une balle dans le cou. Immédiatement, mes camarades  intervinrent de tous leurs feux, avec toutes leurs mitraillettes en  tirant sur l'officier, qui tomba criblé de balles. Ce diable d'homme  savait bien ce qu'il faisait. Devant neuf chars en batterie, oser  attaquer au revolver était un suicide certain, mais sans doute  voulait-il encore tuer des Français avant de disparaître à tout jamais.    Et voici le bilan final de ce qu'il faut bien appeler le massacre de  Meursault. Pendant ces deux jours, nous avons pris à l'ennemi neuf  canons de 75 et de 100, huit voitures blindées et beaucoup d'armes,  trois cents prisonniers et tué quatre-vingts soldats. Ce travail a été  effectué par notre seul escadron appuyé par la compagnie d'infanterie  Puig.   Le carburant se faisant attendre, nous sommes restés  encore deux jours sur les lieux. Nous bombardions une route sur laquelle  défilaient des colonnes ennemies qui remontaient vers le Nord.  L'excitation des hommes était extraordinaire. Le ciel était pur, bleu et  dégagé, mais la route sanglante et la terre bouleversée.
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