vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Débarquement en France
...Si ce n'était notre paquetage et nos armes, on aurait  dit que nous partions en excursion touristique...
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L’embarquement. 10 août  1944.
  Le 8 août, l'ordre de rassembler tous  les camions nous parvint. Durant deux jours et deux nuits, des  centaines de camions roulèrent sans interruption sur Oran pour embarquer  des tonnes de munitions. Cette fois-ci, ça devenait sérieux. Ça sentait  la guerre. Dans chaque char, on disposait quatre-vingt-dix-neuf obus de  75 et vingt bandes de mitrailleuse, sans compter toutes les munitions  individuelles, les mines et les grenades. Tandis que je remplissais  consciencieusement les sept chargeurs de ma carabine, mon adjudant-chef  Florent, dont le flair était bon et qui devinait peut-être déjà mes  sentiments futurs, me dit : « Savez-vous bien ce que vous faites Cruse ?  Dans quelle intention vous mettez des balles dans vos armes ? » À vrai  dire, je ne réalisais pas bien ce que la guerre allait exiger de moi.  D'ailleurs, il me semblait à ce moment-là que les problèmes de  conscience n'étaient plus de circonstance. La résolution était prise  d'une manière irrémédiable... je voulais libérer la France ! A cette  époque-là , comme pour nous donner un avant-goût des combats, quelques  avions ennemis survolaient notre cantonnement et parachutaient des  saboteurs. Notre surveillance et notre défense contre avions furent  doublées. Le camp se vida petit à petit et ce fut à notre tour de nous  diriger sur Oran.   Là , sous le contrôle des techniciens  américains, tout le matériel fut graissé en vue d'un débarquement  mouillé : travail accablant. Il fut décidé que la troupe irait d'un côté  et le matériel de l'autre. Au milieu de cette fiévreuse agitation,  notre facétieux adjudant-chef trouva le moyen de nous faire croire que  l'Allemagne allait capituler. Il prétendait le savoir de sources sûres.  Cette fausse nouvelle fit le désespoir des Français et la joie des  Nord-Africains qui faisaient partie de notre régiment. Ah ! les pauvres  Arabes. Nous touchons quatre jours de vivre, tandis qu'à Mers El-Kébir  tout est concentré pour l'embarquement.
  Le 10 août 1944, à dix heures du  matin, par un temps splendide, nous traversâmes à vive allure la ville  d'Oran qui nous acclama. La mer était magnifiquement calme. Si ce  n'était notre paquetage et nos armes, on aurait dit que nous partions en  excursion touristique. Nous montâmes à bord du liberty ship, le James  Parker et, un par un, on nous contrôla systématiquement, sans doute pour  éviter toute infiltration ennemie. Durant cinq jours, deux mille deux  cents hommes ont vécu sur ce bateau. Une discipline de fer y régnait.  Chacun avait sa couchette et sa ceinture de sauvetage qu'il ne devait  jamais quitter. Il y avait à bord de quoi nourrir les hommes pendant  quarante jours. Ce qui nous faisait penser que nous irions débarquer  dans le Nord de la France, en faisant tout le tour de l'Espagne. On  avait strictement interdit toute boisson contenant de l'alcool. Le  fonctionnement impeccable des services, réglé comme une horloge, nous  émerveillait. Un état major qui marche bien, c'est vraiment un organisme  de précision ! Pendant la traversée, il nous fallut observer mille  consignes, ce qui était d'ailleurs un passe-temps comme un autre. Un  aumônier catholique nous faisait des conférences sur le pont du bateau.  Il nous parlait du beau pays de France. Il connaissait bien sa  géographie. Le 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge, il obtint  l’autorisation de faire chanter l’Ave Maria de Gounod par notre camarade  Clouet : un grand moment d’émotion pour tous les hommes rassemblés.
  J'entends encore les  haut-parleurs qui nous communiquaient des ordres : « Attention pour les  troupes françaises – now black out is over. » La mer Méditerranée,  croyait-on, était pleine de corsaires ennemis, mais aucune alerte réelle  ne troubla notre traversée. On nous fit faire beaucoup de zigzags. Le  premier jour, nous nous trouvions en face d'Alger, le second jour, de  nouveau nous étions au large d'Oran. C'est à cette longitude que le  commandement nous apprit les projets de débarquement. Nous avons alors  été dotés de cartes d'état-major. Et, trois jours avant l'heure H, on  nous apprit qu'un événement sensationnel, qui ferait parler le monde  entier, se déroulerait à telle heure et à tel endroit de la côte de  France. Nous pensions tous à nos parents, l'oreille sur les postes de  radio, lorsqu'ils apprendraient la nouvelle. Nous étions fiers d'être  les instruments de cet événement capital et mondial. Dans quelques  heures, le monde allait apprendre qu'un gigantesque débarquement était  en train de s'accomplir avec les Français et en terre française.    Débarquement en Provence. 15 août 1944.  Le 15  août 1944, grisés par ce grand secret militaire, nous étions penchés sur  les cartes de Fréjus et Saint-Tropez. L'heure devenait sérieuse. La  police du bord recevait l'ordre d'exécuter sur le champ quiconque ne se  conformerait pas aux consignes d'alerte. L'alerte, la vraie alerte était  donnée. Pour moi, elle devait durer neuf mois. Nous venions de passer  près de la Corse, notre convoi était maigre apparemment. Trois  transports de troupes, un avion de chasse au-dessus de nous, trois  bâtiments de guerre pour nous escorter. Nous étions tous assez étonnés  d'entreprendre une opération de cette envergure avec si peu de moyens  apparents. Mais, très vite, nous allions comprendre la tactique. En face  de Saint-Tropez, des centaines et des centaines de convois semblables  au nôtre se rencontrèrent à l'heure H. Ils étaient venus de différents  points d'Afrique et d'Italie. Ainsi, les risques étaient partagés.
  À 16 heures, nous entrions dans les  eaux territoriales françaises. La radio de bord nous avait appris à midi  que de très importantes forces aériennes avaient parachuté des milliers  d'hommes sur la côte de Saint-Tropez et de Sainte-Maxime et le  communiqué de guerre annonçait que les opérations se poursuivaient sans  incidents majeurs. L'ordre nous fut donné de chausser le casque et le  général du Vigier, commandant notre division blindée, hissa les couleurs  françaises sur le paquebot américain pour saluer la France, la France  de notre attente. Des milliers de bateaux de tous genres, navires de  guerre, vedettes rapides, sillonnaient la mer et des centaines  d'escadrilles de chasse balayaient le ciel bleu. C'était féerique. Une  telle vision restera pour tous ceux qui en furent les témoins un  souvenir ineffaçable. Le croiseur nommé La Gloire était à nos côtés. Le  James Parker qui nous transportait avait déjà participé, paraît-il, sans  dommages aux opérations du Pacifique et au débarquement dans le nord de  la France. C'était rassurant !
  À vrai dire notre débarquement  s'effectua très facilement grâce aux troupes parachutées du matin qui  tenaient déjà un front d'une dizaine de kilomètres de large sur dix  environ de profondeur. Un obus ennemi explosa à moins de deux cents  mètres de notre navire. C'était notre baptême du feu. En fait  d'aviation, un seul avion allemand nous visita et il fut d'ailleurs  immédiatement abattu par la D.C.A. de notre embarcation. Ce n'est qu'à   la tombée de la nuit que l'ordre de débarquer nous fut donné. Le général  du Vigier fut le premier à terre. Un orage éclata sur la baie de  Saint-Tropez. Un bateau plus petit nous amena à terre sans qu'il fût  besoin de nous mouiller les pieds : en arrivant sur le sable, l'avant de  ce bateau s'ouvrit pour former une passerelle. Sur la plage nous  touchions donc le sol de la patrie. L'espoir de plus d'une année  d'attente trouvait enfin son accomplissement. Un étroit passage,  confectionné par le Génie à travers un champ de mines, nous permit de  passer. Il était balisé à droite et à gauche. Il ne s'agissait pas de  s'en écarter.
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