vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
De Lattre de Tassigny
...Notre général avait une prédilection pour les parades.  Ayant lui-même une tenue impeccable, il ne tolérait point la moindre  incorrection vestimentaire...
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Ecole des cadres de Cherchell    Un beau jour, sans que je sache ni pourquoi ni comment, on vint me  dire : « Alors, Cruse ! Vous nous quittez à la veille de devenir  brigadier ? » Mon rêve allait-il se réaliser ? J'étais ravi de quitter  le régiment malgré les regrets du capitaine ; je ne comprenais pas la  nouvelle, pourtant j'étais affecté au Grand Quartier Général de la  future Première Armée, auprès du général de Lattre de Tassigny. C'était à   ne plus rien comprendre ! D'autant plus qu'un Quartier Général n'est  pas spécialement destiné à la bagarre, c'est plutôt une planque  d'arrière-garde. Il faut dire que nous avions tellement embêté de monde,  qu'il se pouvait après tout qu'une démarche eût abouti, même de  travers. Que signifiait au fond cette mutation ? Allait-on me confier  enfin une mission spéciale, dangereuse en France ? Peut-être. Je  l'espérais au fond de moi-même. Le colonel me fit des adieux  sentimentaux avec un rien de reproche et un tutoiement qui m'offusqua.  Me voici donc parti de nouveau en direction d’Alger.  À Douera,  au Château Holden, résidait le général de Lattre. En arrivant dans  cette magnifique propriété située au sommet d'une colline, je me suis  présenté à un officier de la garde qui ignorait totalement la raison de  ma venue. Au vu de mon ordre de mission, l'officier a pensé que je  serais chauffeur du général. Et voilà mes illusions par terre ! Je  n'avais pas quitté une belle unité blindée pour me planquer dans un  Quartier Général et être le larbin de M. de Lattre de Tassigny !  L'officier me conduisit à l'école des cadres. J'étais de plus en plus  étonné. Le commandant de l'École assistait à ce moment-là à un match de  basket-ball. Le général était également présent. Le camp était gris et  froid. En m'approchant du terrain, je fus davantage attiré par les  étoiles extrêmement nombreuses des généraux que par les joueurs  eux-mêmes. Le capitaine Guinche, commandant de l'École des Cadres, me  présenta immédiatement au général de Lattre de Tassigny, devant lequel  je suis resté six bonnes minutes, dans un garde-à -vous impeccable, sans  qu'il me permît le repos. Je fus très déçu de mon entretien avec ce  général. Il m'avait posé des questions très banales quant à mes  capacités physiques et sportives dont je me moquais éperdument. Ne  prenant pas au sérieux ma requête pour un service actif contre l'ennemi,  il m'embrigada dans son école de cadres.   Ma déception était  totale. La principale occupation des élèves était d'astiquer, toujours  astiquer. Il ne faut pas voir dans ce qui suit une intention  particulière de ridiculiser l'armée et le général, pourtant, je dois  donner l'emploi du temps de cette fameuse école des cadres de Cherchell.     Sept heures : lever – ça c'était raisonnable. Se raser tous les jours  et faire toute sa toilette dans un quart d'heure... c'était un peu plus  difficile, car il n'y avait pas d'eau à Douera. Je passe sur le lit qui  devait être fait au carré... c'était très militaire, je n'avais rien à   dire ! Huit heures : rassemblement pour le maniement d'armes qui  durait toute la matinée, tandis que les Allemands, eux, pillaient la  France. Onze heures et demie : rapport. Douze heures : soupe. Quatorze  heures : sport.Seize heures : conférence ou sports.Dix-sept  heures : prise d'armes.Dix-neuf heures : soupe. Dans tout cela,  aucune préparation militaire. L'abrutissement physique et l'abêtissement  avaient seuls leur place.« Le Roi Jean »Tout  était pour la Cour, le brio de M. de Lattre de Tassigny, que nous  surnommions « le Roi Jean ». Notre général avait une prédilection pour  les parades. Ayant lui-même une tenue impeccable, il ne tolérait point  la moindre incorrection vestimentaire. A cette époque, il dépassait  beaucoup ses prérogatives d'officier général et intriguait dans les  milieux politiques. C'est ainsi qu'il donnait de grandes réceptions dont  nous étions les chevaux de parade. Je vis défiler, dans ses salons, des  ambassadeurs et des ministres, des généraux étoilés et des diplomates  avides d'événements sensationnels. Bien que De Gaulle fût le chef du  Gouvernement provisoire, de Lattre se prévalait de ses cinq étoiles  contre les deux du grand Charles.  Pour ceux qui n’ont pas  connu Jean de Lattre de Tassigny, je ne peux qu'esquisser sa  physionomie, en disant simplement qu'il ressemblait un peu à   Polichinelle, avec son nez crochu et sa petite voix calme qui zozotait.  Il était fort détesté de son état-major pour lequel il n'avait aucun  ménagement. Ne dormant presque jamais lui-même, il imitait très bien le  vainqueur de Waterloo. Il convoquait d'urgence ses officiers à deux ou  trois heures du matin pour des banalités. Toutefois, l'histoire de la  guerre, n'en déplaise à mes vues personnelles sur le général, montrera  que militairement parlant, il s'est révélé dans l’action un stratège  incontesté, d’ailleurs bien servi par la situation.
  Son caractère était  insupportable. Ceux qu’il avait élevés, la veille, à des grades  supérieurs, le lendemain, il les cassait avec la même facilité  déconcertante. Un jour où l'École tout entière attendait depuis plus  d'une heure et demie qu'il daignât la passer en revue, sa femme lui  ayant dit, « Dépêchez-vous, Jean, vous êtes en retard ! », il eut cette  réponse magnifique : « Je ne suis jamais en retard, on m'attend. » Le  mécontentement était grand dans toute notre École.  Un ami bien  intentionné me dit qu’il avait reçu de de Lattre l'assurance de mon  emploi immédiat dans des opérations militaires. Mais j’étais vraiment  sceptique quant à la bonne foi de mon chef. Je n’avais plus guère  d’espoir et j'avais l'épaule complètement esquintée par les stupides  maniements d'armes. J’avais jusque là déconseillé à mon frère de me  rejoindre dans cette galère. Mais un jour, après une certaine  conversation dont j'oublie la teneur, je fis venir mon frère Hubert, non  pour qu'il entrât à l'École, mais parce que le caractère lunatique et  imprévisible du général laissait peut-être pour lui un certain espoir.    En attendant, de Lattre, qui ne regardait pas à la dépense, entreprit  des travaux gigantesques pour faire arriver l'eau à Douera : il fallait  la chercher à neuf kilomètres de là . C'est le général lui-même qui  dirigeait tous les travaux, comme un entrepreneur de travaux publiques.  Il grondait l'architecte comme un enfant et il exigeait que les douches  fonctionnent vingt-quatre heures après que l'idée d'en fabriquer lui  était passée par la tête. Un autre jour, je le vis arracher brusquement  les galons d'un vieux capitaine sous prétexte qu'un fossé était creusé  un peu trop de travers. En vérité, il y avait de la roche et le  capitaine avait pensé bien faire en faisant détourner un peu les tuyaux  pour éviter des frais.   À toutes les heures du jour et de la  nuit, il entrait dans nos tentes. C'était l'inquisition ! Les éternels  mouchards, que l'on rencontre un peu partout chaque fois qu'on vit en  communauté, finissaient de rendre la vie impossible. Que signifiaient au  fond cette parade et toute cette École ? Indubitablement, de Lattre  avait des ambitions politiques personnelles, mais lesquelles ?  Étions-nous là pour fournir à ses coups d'État éventuels une poignée de  partisans ou un bataillon de choc ? On ne pourra jamais le dire !  Fallait-il assurer sa protection personnelle, mais contre qui ? Il avait  l'air d'y compter en tout cas et d'y croire. Il me semblait que nous  serions tout au plus un instrument de sa propagande : quant à moi, un  mauvais instrument. Il y avait aussi à Douera une compagnie de Gardes  Mobiles et une compagnie de Tirailleurs Sénégalais, des grands gaillards  de deux mètres, en tout près de cinq cents hommes. Chaque fois que le  général se promenait dans la propriété, il se faisait accompagner de son  officier d'ordonnance et, en cas d'imprévus, des téléphones prévenaient  aussitôt la garde.   À l'époque où j'étais pensionnaire à   Douera, il y avait un très grand nombre de réceptions officielles. La  première fut la visite du général Giraud. Dans le plus grand secret, on  nous annonça trois jours à l'avance la venue d'un grand personnage. Pour  le moins, nous pensions que c'était Winston Churchill et, pendant trois  soirs, il nous fallut subir les inspections de de Lattre, en vue de  cette visite. Le premier soir, il se mit en colère. Il rageait comme un  gosse et nous fit manÅ“uvrer une heure et demie de plus qu'il n'avait été  prévu. Le deuxième soir, son humeur s'était apaisée. Il nous promit une  permission de treize heures si la revue du lendemain était impeccable.  Qu'on me pardonne le récit de tels souvenirs... jamais de ma vie je ne  me suis senti aussi inutile ! Jamais je n'ai tant travaillé pour rien !  Que de temps passé à mettre des petits cailloux blancs autour des  tentes, de la brique pilée dans les interstices pour décorer ! Il y  avait tant de dessins et de jardins artificiels qu'on ne savait plus où  poser les orteils. Pendant ce temps-là , en France, l'occupant fusillait.  Et si l'on me dit que le débarquement n'était pas prêt, qu'il faisait  partie d'un grand plan d'ensemble et que nous n'avions rien d'autre à   faire que d'attendre, je me demande alors pourquoi on ne nous préparait  pas à la guerre. Le général aimait un peu trop tendrement les jeunes  hommes beaux et bien bâtis. Il avait une préférence bien marquée, trop  marquée à mon goût, pour les blonds, qu'il aimait voir le plus  déshabillés possible. Il ne tolérait pas un poil sur la poitrine et il  fallait montrer son torse rasé au basket-ball.   Un jour, l’un  de mes camarades qui fut tué plus tard dans les combats en France, passa  un très mauvais quart d’heure. Comme de coutume, il s’était rasé en  prenant soin de ne pas se couper le menton, car il était défendu de se  couper et d'aller au village chercher des lames neuves, or toutes nos  lames étaient usées ; de même il fallait avoir les cheveux bien taillés,  sans avoir la possibilité d'aller chez le coiffeur. Bref, ce camarade  se rendit le soir à la prise d'armes où de Lattre l'interpella et le  traita de petit cochon, parce qu'il ne s'était pas rasé depuis huit  jours. En réalité, il s'était rasé le matin même, mais il était très  brun, la barbe avait un peu repoussé. Le pauvre type devait se raser  deux fois par jour pour faire plaisir à de Lattre. Mais quel supplice,  sans eau, et avec des lames usées ! Le chef de peloton était un jeune  aspirant, gentil, tout de frais arrivé à l'École. Et tous deux, mon  camarade et cet aspirant se préparèrent pour recevoir leurs sanctions :  l’un pour sa négligence et l'aspirant comme responsable de cet homme qui  n'était pas rasé. Ils changèrent de linge, cirèrent leurs souliers et,  convoqués pour vingt heures dans le bureau du général, ils ne furent  introduits qu'à une heure du matin. Le général fit déchausser mon  camarade, il inspecta ses pieds... heureusement ils étaient propres et  il le renvoya avec trente jours de prison. Quant à l'aspirant, il lui  dit : « Puisque vous n'êtes pas fichu de commander, vous n'avez pas  besoin non plus d'avoir de galons ! » et, sur-le-champ, il les lui  arracha. Il avait fait deux ans d'études pour devenir aspirant. Cette  nuit-là , personne ne dormit dans le cantonnement. Heureusement, le  capitaine qui avait conservé un peu le sens de l'équité, intercéda  auprès du potentat, car il avait été témoin personnel du rasage de mon  ami. Il obtint de son orgueilleuse Majesté la suspension des punitions  et l'aspirant, deux jours après, fut renommé. Histoire de fous ! Et ce  sont de grands fous comme ça qui dirigent les affaires nationales,  internationales. Une autre fois, un deuxième classe, qui avait été  nommé directement brigadier-chef, fut cassé de son grade quelques heures  plus tard, parce qu'il n'avait pas pu se procurer les galons  correspondants. Autre histoire de fous ! Mais histoires vraies pourtant,  je n'exagère rien. Histoires dont il faudrait apprendre à ne pas rire,  histoires des hommes de guerre.   Dans le cadre des réceptions  officielles, il nous fallut accueillir l'Ambassadeur d'Angleterre, M.  Duff Cooper. Je m'en serais très bien passé, mais de Lattre tenait à   exhiber sa ménagerie. Le général Béthouart, le héros de Narvik, vint  lui-même nous inspecter. La conférence qu'il donna fut très  intéressante. Il nous raconta l'épopée de Norvège en mai 1940 et comment  il fut obligé par les Anglais à abandonner les plages et les fjords de  Norvège. Nous eûmes beaucoup d'autres visiteurs illustres, parmi  lesquels, Madame Eve Curie, la fille de Pierre Curie, et auteur de la  fameuse biographie. Elle vivait à proximité, un peu comme une reine en  attendant l'arrivée problématique de Madame de Lattre. C'était  pratiquement la seule femme au grand Quartier Général, et son charme  n'était pas pour déplaire à la constellation des généraux.  Indépendamment du radium qui l'avait rendue célèbre, elle avait un passé  politique. Elle était la première résistante de France. Elle a  contribué, par ses sourires sans doute, à la formation du Comité  français de la Libération à Londres, d'où elle fut envoyée, par le  général De Gaulle, en mission spéciale pendant un an en Russie, et  pendant une autre année en Amérique. En 1944, elle intriguait dans les  milieux militaires et elle nous donna, sur la Russie et sur les  Etats-Unis d’Amérique, deux remarquables conférences qu'il fallut  ensuite résumer pour Sa Majesté de Lattre de Tassigny.   Un  autre jour, le général Martin, Gouverneur de la Corse libérée, nous  parla du débarquement sur cette île. Enfin, le directeur de l'agence  Reuter et le directeur diplomatique du New York Herald Tribune, qui  n’étaient pas de vulgaires journalistes, mais bien au contraire, surtout  dans ces temps de guerre, des personnages très influents par leur  fonction, qui étaient le reflet de l'opinion mondiale, nous ont  entretenus de la situation au cours d'une soirée où chacun parlait à   bâtons rompus dans des conversations particulières, un verre de  champagne à la main. Évidemment, des gens de ce calibre, pour des jeunes  gens de mon âge, étaient très intéressants et j'en garde un excellent  souvenir. De Lattre leur posa quelques questions ayant trait aux  affaires françaises : l'un nous donna la pensée « Churchill » et l'autre  la pensée « Roosevelt », toutes deux favorables à la France. Ce qui m'a  le plus frappé, c'est ce qu'a dit le représentant de l'agence Reuter  sur la vie en Angleterre. Il a beaucoup insisté sur les difficultés  économiques du Royaume-Uni. Nous n'en savions rien. Assez intimidé par  le décorum, je me risquai, malgré tout, à lui poser une question, une  seule, la seule qui m'intéressait, celle pour laquelle je vivais  intensément tous les jours : allions-nous, oui ou non, prendre part au  débarquement ? Et où ? Et quand ? Ces messieurs m'assurèrent  discrètement que le Président Roosevelt tenait à ce que l'armée  française participât aux opérations.  Cette soirée redonnait de  l'espoir et, somme toute, malgré les désagréments de cette école avec  ses revues idiotes, mon séjour à Douera a été assez riche en  enseignements. Celui qui m'avait fait passer à travers l'Espagne, le  père de l'organisation clandestine, réussit à joindre le général de  Lattre pour lui parler de moi. Et vingt-quatre heures après, au rapport  du matin, j'appris que j'étais muté au B.C.R.A., à Alger, c'est-à -dire  dans les services d'espionnage. J'étais fou de joie ! Le jour même, je  devais aller dire au revoir au général, accompagné par le capitaine.  Mais que s'était-il passé ? Ma déception fut extrême. Le général  « Toufou » avait brusquement changé d'avis et m'ordonnait, séance  tenante, de rejoindre le 5e Régiment de Chasseurs d'Afrique, l’ancienne  unité à laquelle j'avais été affecté dès mon arrivée en Afrique du Nord  et que j'avais quittée avec tant de joie. Il invoqua je ne sais quelle  insuffisance physique pour laquelle il ne pouvait me garder dans son  École et le désir de voir mon frère à ma place. Il avait tout  embrouillé. Je n'ai jamais rien compris à cette histoire, ni personne.  Le capitaine lui fit remarquer que, le matin même, il m'avait fait muter  au B.C.R.A., aux services secrets, alors, brusquement, le général se  reprit et me dit qu'il n'osait pas me muter directement pour ne pas  faire trop de remous dans les effectifs de l'armée, comme s'il en était à   ça près et comme s’il ne traumatisait pas l'armée par des décisions  abruptes ! Par contre, il me promit solennellement que mon séjour au 5e  Régiment de Chasseurs d'Afrique serait de très courte durée, simplement  une formalité. Il me ferait appeler directement d'Alger pour que la  chose ne parût pas venir de lui, prétendait-il. J’apprendrai plus tard  qu'il m'avait menti. Quel renard ! Aujourd'hui je dirais : Quel salaud !  Quand je lui dis que j'étais rayé des contrôles de mon régiment, il ne  me crut pas et me demanda mon opinion sur le colonel Desazars de  Montgailhard qui commandait ce régiment, ce qui me donna l’occasion de  lui expliquer comment le colonel Desazars de Montgailhard avait lui-même  refusé que j'aille à l'École des cadres de Cherchell. Retour  au 5e Régiment de Chasseurs d'Afrique à Zemmora.  Tout  penaud, meurtri, blessé, je regagnai Alger où je courus à nouveau à la  demeure de celui qui avait organisé mon évasion à travers l'Espagne. Il  n'y comprenait plus rien. J'étais furieux et n'avais aucune confiance  dans les promesses du général qui m'avait dit textuellement avec son  zozotement : « Tu peux compter sur moi, je ne t'oublierai pas, je tiens  mes promesses ». J'attends toujours. Peu pressé de rejoindre mon ancien  régiment, que nous appelions alors « le 5e Vichy » (en référence à la 5e  colonne), à cause de certains officiers qui manifestaient par trop un  faible pour le Maréchal Pétain, je pris deux jours de vacances à Alger.  Les nouvelles de France étaient rares et le moral était peu brillant.  Dans une guerre, ce qui tue l'homme, c'est aussi le temps. Ça ne finit  jamais. Un beau soir, on sonna chez les amis qui m'avaient accueilli à   Alger. C'étaient deux anciens camarades du 5e Régiment de Chasseurs  d'Afrique qui venaient en jeep me dire que, dans trois jours, ils  m'emmèneraient à Zemmora pour rejoindre mon ancienne unité. Ce n’est  que plus tard que j’appris que l’affectation de mon frère avait été  immédiate. À une heure du matin – décidément c'était toujours l'heure du  général de Lattre – il avait donné l'ordre de le faire venir. Comme il  fallait qu'il fût arrivé dans la journée, on affecta une jeep  spécialement pour lui, pour faire les quatre cent cinquante kilomètres  et l'amener aux pieds du général. L'histoire est assez drôle, car au  régiment toutes les voitures étaient consignées et le colonel lui-même  n'avait pas le droit de rouler. Mais pour emmener un homme vers le  général de Lattre, tout était permis. Mon frère était furieux d’aller à   Douera après la description que je lui en avais faite.   Enfin,  il me fallut rejoindre mon unité. Le voyage en jeep, à travers  montagnes et plaines, était magnifique, un peu de poésie ne gâtait rien.  Tout à coup, sur la route un épais nuage de sauterelles forma, en fin  de soirée, comme une boue jaune et opaque sur notre pare-brise : on fut  littéralement bloqué pendant un bon moment, expérience que je n'avais  jamais faite. À trois heures du matin, on arriva enfin dans ce charmant  trou algérien nommé : Zemmora et quarante-huit heures après, le colonel  était à son tour appelé à Douera. Quand il revint, on apprit qu'il était  vidé tout simplement du régiment. Ça ne me faisait rien en vérité, je  n'avais aucune affection pour lui. Nos officiers tentèrent de nous  expliquer que la nouvelle fonction du colonel Desazars de Montgailhard  était un grand honneur, on allait même jusqu'à dire qu’il allait  décrocher les étoiles de général. En réalité, lorsqu'on enlève le  commandement d'une unité constituée à un officier pour le placer dans un  état-major, il s'agit généralement d'une mise à pied. On fit alors une  belle prise d'armes, j'en avais l'habitude. Et comble d'humour, je fus  désigné parmi mon escadron pour aller serrer la main au colonel au  moment des adieux intimes. Un nouveau commandant prit alors le  commandement par intérim.  Nous étions en mai 1944 et les  bruits d'embarquement devenaient de plus en plus sérieux. A Zemmora,  nous étions assez proches d'Oran. Oran c'était le port, c'était la mer,  c'était la route vers la France. Nous eûmes droit à une revue par le  général De Gaulle lui-même. Heureusement, ce genre de revues devenait un  peu moins fréquent. Le colonel fut avantageusement remplacé par un  commandant nommé de Grout de Beaufort, encore un nom noble, décidément !  Ce sont toujours les mêmes qui commandent ! C'était un spécialiste des  chars d'assaut, un guerrier fanatique. Il était rigoureux, un peu trop à   cheval sur l'étiquette cependant. Brusquement, les permissions furent  supprimées. Les nouvelles de mon frère étaient bonnes. Nommé du jour au  lendemain brigadier-chef, puis maréchal des logis, il sortait de l'École  des cadres de de Lattre pour rentrer dans les services spéciaux, qui  devaient peu après le parachuter en France. Ah, le veinard ! Notre  régiment fut brusquement mis au secret, c'est-à -dire que, à partir de ce  moment-là , nous n'eûmes plus aucun rapport avec personne. Sur un ordre  exprès, on nous changea encore de cantonnement. Cette fois, ce serait le  dernier cantonnement sur la terre africaine. Assi-ben-Okba :  Zone d’attente n° 1.   Représentez-vous un désert de  sable, sans eau, sous un soleil de plomb. Nous étions là à vingt  kilomètres d'Oran. Des milliers de tentes étaient dressées. Toute la  première Division blindée du général du Vigier était parquée. J'oubliais  un peu mes déboires. Durant deux mois et demi encore, au milieu d'un  tourbillon incessant de poussière, dix-huit mille cinq cents hommes  vivront là entassés, attendant l'heure H de l'embarquement pour la  grande aventure guerrière. On avait l'impression d'avoir en face de ses  yeux une mer de tanks et de canons. Désormais plus de tire-au-flanc,  c'était le travail intensif en vue de la grande guerre. Chaque homme  commença à prendre conscience des conséquences mortelles que pouvaient  entraîner pour lui-même ou pour les autres la moindre négligence sur le  matériel, la plus petite défaillance morale. On vérifiait le matériel  minutieusement : les armes, les moteurs, les appareils de précision, les  radios surtout, les vêtements et les masques à gaz. Non, rien n’était  oublié et, pourtant, il y avait cent mille choses très importantes qu'un  soldat devait savoir pour gagner la guerre. Le climat était  insupportable. Heureusement, on nous emmenait souvent en camions à la  mer pour nous baigner. Les manÅ“uvres n'en continuaient pas moins pour  cela.   Je fus nommé brigadier. Et le jour même de ma  nomination, je reçus quatre jours de consigne par le lieutenant  Jean-Claude Schreiber, le cousin du fameaux Jean-Jacques  Servan-Schreiber. J'enrageais. Il était de coutume à l'armée, de fêter  ses galons par une corvée ou un service supplémentaire et c'est ainsi  que, d'office, on me mit chef de poste de garde pour la nuit. Et à   l'heure de la relève, tandis que je m'apprêtais à réveiller les  factionnaires, mes sentinelles impatientes étaient déjà allées se  coucher. Le Lieutenant fit sa ronde juste à ce moment-là . C'était un  manque de pot évident ! Naturellement c'est moi qui ai été puni.    Malgré le travail harassant des journées, de Lattre trouvait le moyen  de nous passer en revue. Encore lui ! Ceci occasionnait une mise en  scène peu banale, en particulier pour la prise d’armes du 14 juillet  1943 ! Le Ministre de la Guerre lui-même vint nous ennuyer, tandis que  l'instruction sur les mines était hâtivement poussée. Jean-Claude  Schreiber, considéré comme un grand spécialiste des mines, nous faisait  souvent très peur. Une nuit en manÅ“uvre, il fit exploser des mines tout  autour de nous, histoire de nous habituer. Je n'ai jamais beaucoup aimé  marcher sur un champ de mines.   Nous vivions vraiment dans la  fièvre d'un prochain départ. On nous encombrait de toute sorte de  matériel nouveau, jusqu'à du papier hygiénique que nous ne savions pas  où caser. Le problème du chargement de nos véhicules devenait un  problème insoluble.
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