vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Algerie - Oran
...C'est là que notre vie militaire commença vraiment : la  vie de cantonnement avec tout ce que cela a d'ennuyeux, la vie absurde  des revues...
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Octobre 1943. L’Algérie.    Nous partîmes finalement jusqu'en Algérie. Le voyage dura quatre jours.  Après avoir pesté contre les Espagnols, nous pestions maintenant contre  les Arabes dont la saleté et l'odeur nous incommodaient. A Alger, nous  avons essayé de donner de nos nouvelles à nos familles par la Suisse et  nous y réussîmes.  Puis nous avons rejoint notre régiment  stationné à Tabia, en Oranie. À notre arrivée, on nous habilla. Mon  frère fut doté d'une magnifique chéchia qui le ridiculisait et, avec ses  bandes molletières, il avait tout de Fernandel dans le fameux film Un  de la Légion. On nous présenta, mon frère et moi, au colonel Desazars de  Montgailhard, puis à notre capitaine. C'est là que notre vie militaire  commença vraiment : la vie de cantonnement avec tout ce que cela a  d'ennuyeux, la vie absurde des revues, la vie des manÅ“uvres, la vie  d'initiation à l'art de tuer sans se faire tuer. Nous nous sommes  familiarisés avec le matériel américain que nous venions de recevoir.  Quelle merveille mécanique ! Chaque char d'assaut était muni d'appareils  de radio, instruments très compliqués dont il fallait découvrir le  fonctionnement.  A vrai dire, j'étais à mon affaire. Nous  avions soixante-quinze chars Sherman pour le régiment. Chaque escadron  en avait dix-sept accompagnés de différents véhicules : un half-track,  deux jeeps, quatre camions, dont un camion cuisine et un camion de  dépannage. L'instruction était passionnante. Chacun rêvait déjà au  débarquement et à ses grandes batailles. Notre capitaine prenait en  considération chacun de ses hommes. Lui-même homme distingué, il avait  de la classe ; il se montrait toujours très courtois, bien que d'une  rigidité exemplaire quant à la discipline. Tout le monde connaît le  règlement : « La discipline est la force principale des armées ». Cette  règle était très strictement appliquée. Militairement, notre capitaine  avait, semble-t-il, une grande valeur. Tout au moins, ses décorations le  laissaient croire.   Un jour, on baptisa nos chars et,  contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne s'agissait pas seulement  d'une cérémonie militaire avec remise de nom sur les chars, non ! Ce  fut l'aumônier catholique militaire lui-même qui consacra ces engins en  leur administrant une bénédiction religieuse. J'étais un peu étonné.  Tous nos chars reçurent alors des noms de villes françaises et,  désormais, je les désignerai dans ce récit par leur nom : en tête de  notre escadron, il y avait le Paris et le Poitiers, puis, pour le 1er  peloton les chars Reims, Rennes, Rochefort, Rocroi, Rouen, pour le 2e  peloton, Saint-Malo, Saint-Cyr, Saumur, Soissons, Strasbourg, et enfin  Vendôme, Verdun, Versailles, Vesoul, Vouziers pour le 3e peloton. Le  soir de cette grande cérémonie, un de mes camarades, ténor  professionnel, se mit à chanter l'Ave Maria de Gounod et, par un  concours de circonstances mystérieuses, c'est ce grand chanteur, dont la  voix ne me quittera plus, qui devait être le premier tué de notre  escadron, après le débarquement. Il s’appelait Clouet.  Seules  les manÅ“uvres, à condition de ne pas être trop fréquentes, offraient  quelque intérêt pour nous. Nous avions vite acquis les notions de  camouflage, de halte gardée, de déploiement en bataille. On me mit  conducteur de half-track, véhicule blindé semi-chenillé, armé de deux  mitrailleuses et muni d'un poste de radio. Les évadés de France avaient  droit, en vertu d'un décret ministériel, à dix jours de permission qui  nous furent systématiquement refusés par le capitaine. Il était bien  trop militaire pour tolérer pareille faveur. On râlait sec.    Mon frère et moi ne pouvions nous résigner à rester soldats de 2e  classe. Nous aspirions à devenir officiers et demandâmes aussitôt à   notre colonel de nous envoyer à l'école de Cherchell. Nous estimions  qu'il était de notre devoir de devenir officiers. Telle était la  mentalité à l'époque ! Notre Colonel, avec sa manche bien garnie et  galonnée, ne l'entendait pas de la même oreille. Notre départ éventuel  pour l'école de Cherchell représentait à ses yeux la perte de deux  hommes pour son unité. Il fit vibrer très fortement la corde sensible en  nous représentant que nous étions l'élite de son régiment et il nous  promit, à la place, des petites ficelles de brigadier pour apaiser nos  élans, galons qu'il ne nous donna jamais d'ailleurs. En tous cas, il  abusa de son pouvoir, comme la plupart des autorités, et il mit son veto  à notre requête. Notre provisoire carrière militaire nous parut brisée.  Mais comme nos relations nous permettaient d'en appeler en haut lieu,  notre cher colonel, pour nous faire patienter, inventa un examen de  passage pour tous les Évadés de France. Les résultats semblaient bien  arrêtés par avance. Un seul candidat fut admis à quitter son précieux  régiment.   Le temps marchait, la guerre avançait et nous  n'étions pas encore capables de mener nos engins correctement. Une  grosse question se posa alors : allions-nous oui ou non participer à la  guerre ? Nous avions quitté la France dans cette intention et notre  instruction traînait en longueur. Ayant essayé sans succès de nous faire  muter dans les régiments qui se battaient déjà en Italie, nous étions  furieux de ne pas combattre. Plusieurs fois, on nous fit changer de  cantonnement, comme pour calmer notre impatience. Assez vite, nos chefs  apprécièrent notre emballement. J'avais, paraît-il, l'esprit militaire.     Dans la région d'Arzew, on nous exerça à embarquer et à débarquer. On  nous apprit à faire marcher nos véhicules sous l'eau. En vérité, c'était  assez amusant. Cela s'appelait le water proofing. La technique très  poussée permettait à un moteur de tourner sous l'eau, mais l'opération  coûtait fort cher. Il fallait étanchéifier tous les organes électriques  d'une voiture et ce n’était pas une petite affaire. De plus, la pose des  tuyaux d'admission n’était pas une chose commode. En caleçon de bain,  il m'est donc arrivé de conduire une jeep sous l'eau. Seule ma tête  émergeait. Les essais à vrai dire n'étaient pas très rationnels. Un  véhicule sur dix allait au milieu de l'eau et n'en revenait pas. Si le  water proofing était une opération lente, coûteuse et compliquée, le  dewater proofing était encore plus compliqué, plus coûteux et plus lent,  surtout quand trois jours après il fallait présenter une revue de  véhicules à son colonel. Nos chars étaient aussi brillants que des  instruments de chirurgie. Ces engins, faits pour donner la mort, étaient  de véritables bijoux. On pouvait toucher tous les organes de la  mécanique avec des gants blancs sans se salir.   Lors d'une  permission à Alger, j'ai eu l'occasion de dîner avec M. Couve de  Murville, alors Ministre des Finances du Gouvernement provisoire.  Curieuse rencontre en vérité. Mon frère et moi nous comptions nous faire  affecter dans les services secrets, espérant être parachutés en France  pour une mission spéciale. Mais là non plus, nous ne devions pas  aboutir. Le chef de l'organisation qui nous avait fait passer en Espagne  et qui nous avait rejoints exposa notre cas devant le général De Gaulle  lui-même, qui nous adressa une lettre pleine d'encouragements, sans  plus. À la fin de notre permission, nous retournâmes à notre régiment,  pleins de promesses, mais ce fut tout ! Nous étions déçus ! Alger  surpeuplée était alors la capitale provisoire de tous les Français. On y  était mal à l'aise, car il y régnait une atmosphère de suspicion et  d'intrigues politiques peu agréables. La prolongation de la guerre  décourageait bien des gens. La pagaille était la reine de toutes les  administrations.La nouvelle année 1944.  Le 1er  janvier 1944, de retour à l'escadron, on fêta la nouvelle année. Je  trouvais alors que les fêtes militaires avaient quelque chose de très  triste. Elles se réduisaient à une vaste orgie suivie de quelques scènes  grossières. Les grandes manÅ“uvres arrivèrent enfin. Au volant de mes  dix tonnes de ferraille, crispé sur mes huit vitesses, les yeux  fréquemment baissés sur mon tableau de bord aux douze aiguilles,  j'éprouvais la solidité du matériel américain à travers les terrains  sablonneux, traversés par les oueds dans lesquels on s'embourbait  souvent. Il y avait un certain sport, en vérité, à renverser des arbres  avec le rouleau compresseur situé à l'avant de l'engin, à grimper les  pentes les plus dangereuses... on jouait à la petite guerre, même la  nuit.   Dans notre bled, proche d’un gros village algérien, où  la population était mixte et la saleté repoussante, le mois d'avril  tirait sur sa fin. Il n'y avait toujours aucun espoir d'embarquement. On  m'avait logé dans une pièce infecte remplie de puces et dans laquelle  les rats grouillaient. On ne savait plus quoi inventer pour tuer le  temps. Que c'est long la guerre ! Ayant gagné un concours de  transmission, j'obtins une permission exceptionnelle de trois jours.  Cette permission fut très fatigante : transport de nuit dans un camion,  où nous étions serrés comme des sardines, pour parcourir les cinq cents  kilomètres qui nous séparaient d'Alger. Là , j'ai continué avec  acharnement mes fameuses démarches en vue de débarquer en France.
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