vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Passage vers Casablanca
Un lendemain triomphal nous attendait. Le long du quai,  quatre chars d'assaut, la fanfare maritime, un régiment de Safi en  grande tenue...
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Au Portugal. Fin septembre  1943. Entrée sensationnelle sur le territoire portugais !  C'est à six heures du matin que nous avons passé la frontière. Nous  avons eu tout de suite l'impression d'entrer dans un pays que nous  disions alors « civilisé ». Là aussi, tout était relatif. Les douaniers  portugais rappelaient un peu par leur uniforme les douaniers suisses.  Ils étaient propres, ils étaient polis, deux qualités que nous devions  beaucoup apprécier après les semaines de grossièreté et de saleté. Leur  sympathie pour les Alliés à ce moment-là leur valut sur-le-champ notre  estime. Des rafraîchissements gratuits nous attendaient dans les gares.
  C'est à Setubal, petit port à   vingt kilomètres au sud de Lisbonne, que se fit notre embarquement vers  dix heures du soir. La vision de ce port illuminé nous impressionna  beaucoup. Le Sidi Brahim et un autre bateau français nous attendaient.  Il semble peut-être qu'il aurait été plus simple de passer par Gibraltar  ou d'embarquer dans un port espagnol, mais les conventions de La Haye  interdisaient, paraît-il, le transit de belligérants en territoire  neutre. En allant au Portugal, nous allions dans un autre territoire  neutre, mais pas frontalier des deux nations en guerre. Les  pseudo-officiers étaient sur le meilleur bateau, mon frère, ayant repris  désormais son nom, était avec moi sur l'autre. Quarante-huit heures  auparavant, au large du même port, un convoi allié avait été coulé par  des sous-marins ennemis. C'était une nouvelle peu encourageante. Pour  nous, la guerre commençait vraiment. L'embarquement dura deux heures.  Nous étions tout à la joie de voir enfin des officiers français. C'en  était fini des uniformes verts. En montant sur le bateau, on entrait  réellement en France libre.   En pleine mer, des bâtiments de  guerre nous attendaient pour nous escorter jusqu'à Casablanca. Eux, ils  respectaient les eaux territoriales neutres dans lesquelles aucun  belligérant n'avait le droit d'entrer. Deux salves de canon nous  accueillirent et, pour la première fois, nous pouvions voir hisser les  couleurs françaises. Il était interdit naturellement de quitter sa  ceinture de sauvetage et, à partir du coucher du soleil, les cigarettes  mêmes étaient proscrites, leur lueur pouvant être repérée très loin en  mer. Nous naviguions enfin en direction des côtes marocaines. Un avion  de chasse français nous suivait pendant le jour pour assurer notre  sécurité. Notre convoi changeait fréquemment de direction pour dérouter  les sous-marins éventuels. C'est pourquoi la traversée dura  quarante-huit heures.   C'est seulement au coucher du soleil  que le Maroc nous apparut. La blancheur immaculée de Casablanca  étincelait à l'horizon. En pénétrant dans les eaux françaises, le  cuirassé d'escorte se colla tout contre notre bâtiment et tout  l'équipage au garde-à -vous nous salua. On entonnait maintenant La  Marseillaise. La mission militaire était terminée. Elle nous avait  conduits sans dommage au port. La minute était plus qu'émouvante. Pour  certains, c'était l'accomplissement d'un long, d'un très long rêve ;  pour d'autres, la fin d'un long, d'un très long cauchemar, le terme  d'une réelle tragédie et, pour tous, un moment pathétique. Au moyen d'un  haut-parleur, le commandant du cuirassé nous adressa des paroles de  bienvenue, le tout se termina par des salves de canon. Les unités de  guerre regagnèrent ensuite le large, tandis que les vedettes nous  guidaient à travers le champ de mines du port de Casablanca.Casablanca.    Un lendemain triomphal nous attendait, après toute une longue nuit en  mer. Le Jean Bart était là en réparation, dans une rade. Le long du  quai, quatre chars d'assaut, la fanfare maritime, un régiment de Safi en  grande tenue, des officiers de toutes armes et le général Déré nous  rendirent les honneurs. L'accueil fut très cordial : salutations  officielles au nom du général De Gaulle, médaille des Evadés au nom du  général Giraud, distribution de friandises, cigarettes et boissons  servies par de charmantes dames de la Croix Rouge. Parmi nous, de très  respectables messieurs acceptèrent avec joie une tablette de chocolat.  Les « cloches de San Bernardo » vibraient violemment. Tandis que nous  traversions toute la ville, entassés dans des camions, des  applaudissements délirants nous accompagnaient. Nous étions ahuris par  le matériel que l'armée possédait déjà . La jeep me fut une révélation.  On nous conduisit à la grande caserne d'Anfa pour identification.    Là , on nous boucla sérieusement afin d'opérer le tri dans notre  arrivage. En effet, certaines infiltrations allemandes étaient toujours à   redouter. La caserne, propre et moderne, construite par le Maréchal  Lyautey, n'avait rien de comparable aux infects quartiers que l'on  pouvait connaître en France.   En ces temps-là , depuis juillet  1943, la situation politique était confuse en Afrique du Nord. De Gaulle  et Giraud se disputaient le pouvoir et ils assuraient tour à tour ou  simultanément la présidence du Comité de Libération nationale. Il  existait pratiquement deux armées françaises distinctes qui rivalisaient  entre elles. Si l'on passait de l'une à l'autre, on était alors porté  déserteur dans celle qu'on avait quittée. Nous étions assez perplexes  dans le choix qu'il fallait faire entre tous les régiments qu'on nous  présentait. Nous ne pouvions pas correspondre avec nos amis de  l'extérieur ni avec ceux qui avaient été provisoirement internés dans  d'autres casernes et c'est pourquoi la petite équipe que nous formions  s'est disloquée, chacun s'étant engagé dans des unités différentes.  Notre libération suivit la signature de notre engagement, ce qui nous  paraissait normal, attendu que nous venions de France dans cette  intention précise.
  Les services secrets m'interrogèrent sur les positions  allemandes en France. A vrai dire, je n'en savais trop rien. On me  demanda par quelle filière je m'étais évadé. Ça, je le savais. La  crainte de voir mon renseignement tomber dans des mains peu sûres me  troubla pourtant quelque peu. La bonne impression que nous fit le  commandant décida notre engagement pour le 5e Régiment de Chasseurs  d'Afrique. Le colonel de ce régiment se trouvait être l'ancien du 2e  Hussards de Tarbes, dont la réputation ne m'était pas inconnue.     Nous sortîmes enfin d'Anfa avec une prime de deux mille francs pour  nous ébattre un peu dans Casablanca. Lors d’un premier voyage en Afrique  du Nord, je m'étais fait quelques relations à Casablanca. Je  m'empressai de les renouer. Nous étions fatigués et dégoûtés par  l'indescriptible pagaille qui régnait partout. Petit à petit cependant,  chacun gagna sa garnison et rentra dans le rang. Nous étions sous les  ordres du commandant de Menditte, surnommé « Commandant 18 », qui criait  très fort, comme bien des militaires qui se respectent, bien sûr.
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