vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Madrid
...Le 10 août 1943, je partis enfin pour  Madrid. Ce n'est pas sans tristesse que nous laissions nos amis derrière  nous...
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A Madrid. Août-septembre  1943.   Le 10 août 1943, avec Lemaire, je partis enfin pour  Madrid. Ce n'est pas sans tristesse que nous laissions nos amis  derrière nous, d'autant plus que nous partîmes au bénéfice d'une faveur,  d’une petite injustice. En effet, Lemaire a eu une grosse émotion, peu  avant de passer la dernière grille du camp ; à l'appel des libérés, il  se présenta deux Lemaire : mon frère, le faux, et un autre, le vrai. Il y  en avait un de trop. C'est mon frère qui sortit et le pauvre vieux  Lemaire resta dans le camp. Mais peu après, il s'arrangea pour tromper  les Espagnols et sortit quand même. Ouf ! En gare de Miranda à notre  étonnement, la Croix Rouge avait préparé quelque chose de bien. Chacun  reçut en effet un sac plein de victuailles très appréciées. Nous  respirions un certain petit air de liberté, malgré la présence des  gardiens. Le voyage en train spécial jusqu'à Madrid, par une chaleur  tropicale, dura vingt-quatre heures. Je crois savoir que les trains  espagnols sont les plus mauvais de toute l'Europe.
  Le lendemain, vers dix heures,  nous arrivions donc sans incident dans la capitale. On nous invita à   remplir certaines formalités à l'Ambassade de France du Gouvernement  d'Alger, qui se trouvait dans la rue San Bernardo. La Croix Rouge nous  habilla, ce qui était fort nécessaire après la détention. On nous  envoya, mon frère et moi, dans un hôtel en attendant le grand départ  pour le Maroc, annoncé comme imminent. Madrid était le centre de  rassemblement de tous les libérés de tous les camps et prisons  d'Espagne. Ce n'est pas peu dire. J'y ai rencontré des compatriotes qui  venaient de faire huit mois de cellule, cheveux rasés, la plupart  devenus tuberculeux. Certains avaient été flagellés. À côté de cela,  Miranda, c'était le paradis.
Dans la cité madrilène, il était facile de distinguer les  Français des Espagnols. En effet, les Français avaient tous reçu des  costumes semblables. On nous appelait « les cloches de San Bernardo » à   cause de notre allure clocharde et de la rue San Bernardo qui était  notre quartier général. C'est là qu'intriguèrent un certain nombre de  personnages en qualité de représentants français du Gouvernement de De  Gaulle auprès des Espagnols. Nous étions en liberté surveillée et  susceptibles de prison, quand notre conduite n'était pas jugée  satisfaisante.   Ce n'est peut-être pas le lieu de parler des  coutumes espagnoles, mais signalons en passant qu'à Madrid nous fûmes  frappés des horaires : lever vers dix heures du matin et coucher très  tard dans la nuit. La grande activité de la cité se déroulait presque  entièrement de nuit à cause de la chaleur : quarante degrés à l'ombre en  moyenne. La ville, pourtant capitale, était relativement petite. Le  métro paraissait ridicule à côté de celui de Paris : il n'y avait que  trois lignes et, de notre temps, la vie était très chère. Peut-être  pourrions-nous dire à l'honneur des Espagnols que nous détestions, que  leur ville était d'une propreté absolue. L'arrosage des rues était très  fréquent et singulièrement rafraîchissant.   Grâce à nos  relations, nous avions la possibilité de contacter quelques officiels du  Gouvernement provisoire, ce qui nous permettait de dîner assez souvent  aux frais de la princesse, dans les meilleurs restaurants de Madrid, où  l'on mangeait remarquablement bien. Après Miranda, le homard à   l'américaine et le caviar étaient très appréciés. Tous les matins,  j'allais au Musée du Prado me délecter des martyrs de Ribera, de  l'enterrement du Comte d'Orgaz par Le Gréco et des toiles magnifiques de  Goya, de Vélasquez et du Titien. Mes visites au Palais des grands  maîtres se renouvelèrent ainsi durant un mois et demi.   Je  découvris à Madrid les courses de taureaux. Les arènes étaient toujours  pleines à craquer. Tout le peuple se faisait un devoir d'assister aux  courses dominicales. Cette coutume était ancrée profondément dans les  mÅ“urs espagnoles. Mais mes amis et moi détestions ce genre de spectacle  grossier, sanguinaire, incompatible avec notre tempérament. Peut-être ne  peut-on se faire une idée de l'Espagne sans avoir vu ces courses de  taureaux : un cheval éventré et une foule délirante.   Une  visite à Tolède et au Palais des rois de l'Escurial fut organisée pour  nous par le Gouvernement français. Ce fut une évasion touristique qui ne  nous fit pas de mal, surtout dans l'inactivité que nous connaissions.  Pendant tout le temps que dura notre séjour à Madrid, nous écrivions des  lettres éplorées, qui ne sont jamais arrivées à destination : ni en  France, ni à l'étranger. Malgré nos relations nous étions soumis à une  surveillance policière extrêmement serrée.   Nous étions très  nombreux à Madrid, attendant l'évacuation sur l'Afrique du Nord. Un  grand nombre de facteurs politiques entraient en jeu pour la mise en  route d'un convoi. Le Gouvernement de Franco était d'une humeur variable  suivant l'intensité de la pression allemande. De plus, l'Amérique  menaçait de couper le pétrole et tout ravitaillement à la Péninsule  ibérique, dont la pauvreté était réputée, si l'Espagne ne relâchait pas  les Alliés. (cf p. suivante)) Enfin, de très grandes difficultés  diplomatiques, notamment avec le Portugal, compliquaient tout. Alger  envoyait des ordres contradictoires au sujet de l'argent dont on pouvait  disposer et, à notre ambassade de la rue San Bernardo, l'atmosphère  était très orageuse. Les cloches que nous étions s'agitaient.
  Pour quitter l'Espagne, il fallait  combiner, premièrement, l'arrivée au Portugal d'un convoi escorté par la  Marine de guerre française, deuxièmement, l’organisation de trains  spéciaux pour nous transporter du cœur de l'Espagne à l'Atlantique et,  troisièmement, l'autorisation de transit par le Portugal. Il fallait  remplir un tas de conditions contradictoires et lorsque l'une de ces  nombreuses conditions était enfin remplie, une autre faisait défaut ou  était dépassée et le grand départ était une fois de plus reporté. Nous  eûmes cependant l'assurance que nous ferions partie du prochain convoi.  C'était pour nous un soulagement. Plus notre départ était différé, plus  la situation devenait tendue avec les Espagnols et plus notre impatience  grandissait. Quelques-uns d'entre nous retournèrent en prison sans  raison apparente.   Enfin, l'heure sonna et dès lors, nous ne  fûmes plus que des numéros entassés dans des wagons. La chaleur toujours  insupportable nous rendait très nerveux. Nous n’avions rien à boire  étions serrés comme des sardines, durant les quarante-huit heures que  dura notre voyage vers l'Ouest. C'est avec une joie sans borne que nous  avons quitté cette Espagne aride, desséchée, quelque peu barbare pour  nous, cette Espagne où il n'y avait rien de national, en dehors des  mœurs, où les trains étaient français, les autobus anglais, les tramways  belges et les autos de toutes nationalités. Cette Espagne de France,  pour tout dire.Adios Amigos !
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