vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Camp Miranda de Ebro
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Transfert au camp de Miranda  del Ebro. Samedi 12 juin 1943.  Le nombre des prisonniers  français allait toujours croissant. Le 12 juin, par train spécial, on  nous transféra au camp de concentration de Miranda. L'entrée dans ce  camp offrait presque autant de difficultés qu’en présentait l'obtention  d'un Ausweis pour en sortir. Il faisait une chaleur atroce. Nous étions  éreintés par un voyage qui avait duré dix-huit heures. Nous nous  succédions pour passer séparément devant l'officier espagnol de  contrôle, devant le Commandant français du camp, devant le docteur et  enfin devant un nombre infini de scribouillards parmi lesquels se  trouvait un Français, comme moi, prisonnier. Il nous fallut six heures  pour remplir les formalités qui permettaient de franchir trois enceintes  de fils de fer barbelés qui nous menaient à l'intérieur du camp. Quand  et comment en sortirions-nous ? Nos regards étaient attirés par une  magnifique piscine, vide, malheureusement.
  Dans le camp, on nous distribua  une gamelle percée de trous, une cuillère sans manche et une demi  couverture. C'est au cours de cette généreuse distribution qu'un ami  nous reconnut et, à ma grande stupéfaction, j'appris que mon frère  Hubert se trouvait dans le même camp. Il était passé en Espagne un mois  avant moi et j'avais espéré pour lui qu'il était déjà arrivé en Afrique  du Nord. Finalement, je l'avais rattrapé et nous devions repartir  ensemble.  L’idée de le voir me réjouissait et me déconcertait  en même temps. Il était là , vêtu jusqu'au nombril d'une robe de chambre  impayable et, plus bas, d'un assez vague caleçon. Nous échangeâmes alors  des propos sur la famille, la France, l'évasion, etc. Pour la  circonstance, mon frère s'appelait Lemaire, mais moi j'avais gardé mon  nom. Tout le monde savait qu'on était frères, mais il fallait continuer à   l'appeler Lemaire, tandis qu'à l'appel on m'appelait Cruse. C'est une  histoire de fous, bien sûr, comme toutes les histoires de guerre.  Lemaire me reçut dans son palace, c'est-à -dire dans sa cale ou, pour  être plus précis, dans un espace de trois mètres carrés entouré de  couvertures crasseuses qui servaient de cloisons. À l'époque, il y avait  deux mille détenus dans le camp de concentration de Miranda del Ebro,  répartis en trente-six baraques. Mon frère Lemaire était bien installé,  car il possédait ce que l'on appelait improprement d'ailleurs un  « gazogène », c'est-à -dire un ensemble ingénieux de boîtes de conserves  qui servait de réchaud. Théoriquement, l'appareil ne fumait pas,  pratiquement on ne pouvait pas respirer si on l'allumait. Ce réchaud  était alimenté par les lattes de notre plancher qu'on découpait  parcimonieusement. La vie au camp de Miranda del Ebro.  Juin-juillet 1943.   Je ne mis pas longtemps à découvrir  l'utilité des trous de ma gamelle... Le rancho ou soupe, que nous  servaient les Espagnols, était immangeable. Alors on faisait écouler par  terre tout le jus qu'un cochon aurait délaissé et les quelques  malheureux haricots qu'il y avait restaient dans notre assiette. Cela  nous évitait les dysenteries inutiles. Certains ingénieurs, oui,  d’ingénieux ingénieurs recueillaient au contraire ce jus et, en ayant  fait déposer la graisse, s'en servaient pour alimenter leur lampe à   huile.
    Le périmètre du camp était de nuit éclairé électriquement, mais chaque  jour l'intensité de   l'éclairage baissait, à la suite de vols  audacieux de courant, que les détenus récupéraient pour leur propre  usage. Je n'ai jamais compris qu'au milieu de tant de courts-circuits  nous n’eussions jamais subi d'incendies. Il y a des miracles  inexpliqués. Notre gros et sympathique cohabitant couchait sur le châlit  pourri, au-dessus de mon frère Lemaire. Ses quatre-vingts kilos étaient  souvent la cause de fâcheux accidents, dont Lemaire subissait les  conséquences. Les punaises, quant à elles, étaient nos compagnes les  plus distrayantes. La saleté était repoussante. Pour les deux mille  détenus, un seul robinet d'eau coulait faiblement quelques heures par  jour. Il fallait faire des queues de huit heures pour obtenir sa ration  d'eau.  Il y aurait un chapitre entier à consacrer aux  retredes, mais il serait un peu prosaïque. Disons que c'était un espace  où il aurait fallu aller avec des échasses, car la « mirandite » ou  dysenterie de Miranda régnait à l'état chronique. Nous avions dénommé  cet endroit « Chez Franco ». Automatiquement, il y avait par jour dix  malades par baraque de soixante-dix hommes, car c'était le chiffre  maximum autorisé par l'autorité. Il fallait s'inscrire sept jours à   l'avance pour être porté malade et cette formalité évitait au détenu de  se trouver au rassemblement.  Notre cale, une des plus  modernes, outre son « gazogène », possédait un miroir ou plutôt un  morceau de miroir, qui aidait bien ceux qui voulaient se raser. Mais il  avait été tant de fois recollé qu'on ne s'y voyait plus. Certains  estraperlos, c'est-à -dire spécialistes du vol, avaient monté de  véritables fonds de commerce, spécialement des bistrots clandestins où  se faisait un trafic extraordinaire. Comment l'alcool pouvait-il rentrer  dans le camp ? Mystère ! Chaque jour, à huit heures trente, une  trompette fêlée annonçait la bandera, c'est-à -dire le rassemblement  général pour l'appel et le lever des couleurs espagnoles. Tout le monde  s'y rendait, excepté ceux qui étaient atteints de la « mirandite », bien  sûr. On nous groupait par pavillons (euphémisme désignant les  baraques). L'appel était homérique. Les détenus, alignés en colonnes par  dix, trichaient pour couvrir ceux qui ne voulaient pas venir, en  changeant subrepticement de colonne, en sorte que le gendarme censé nous  compter s’y reprenait cinq ou six fois, ne trouvait jamais son compte…  et finissait par renoncer. Nous rigolions bien.  Sur la  promenade des Anglais, place de choix et relativement à l'ombre située  derrière « Chez Franco », on rencontrait dans des tenues plus que  légères MM. les inspecteurs des Finances évadés de France, les  administrateurs des grandes banques de Paris, des préfets réfractaires,  des hommes de lettres et, bien sûr, la masse des efféminés et autres  commerçants de leur corps qui pullulaient à Miranda. Il y avait aussi,  en plein milieu du camp, une prison. Elle était réservée aux fortes  têtes. Les Mirandiens avaient jugé spirituel de s'en servir comme d’un  dépôt à ordures, tant et si bien qu'en peu de semaines, portes et  fenêtres étant obstruées, elle fut rendue inutilisable. Il aurait fallu  un bulldozer pour y pénétrer.  Tous les jours, un curé espagnol  disait la messe en plein air. Cette messe nous rappelait les mÅ“urs  barbares de l'antiquité, car au cours de la célébration, tout le monde  gueulait à qui mieux mieux, les gardiens comme les détenus. L'orchestre  militaire de la bandera accompagnait le rituel, à grand renfort de  tambours et de trompettes. Les conversations tournaient presque toujours  autour de la fuite, de l'évasion. Mais le moral, en tout cas de mon  temps, n'était pas mauvais. Dans ce camp cosmopolite, toutes les classes  sociales étaient représentées. S'il y avait des inspecteurs et des  banquiers, on y rencontrait aussi des Chinois, des Canadiens, des  prisonniers de droit commun, des prisonniers politiques, des paysans,  des ouvriers ; ils formaient des clubs et se réunissaient par affinités.  Naturellement tout le monde condamnait la politique de Vichy, excepté  un avocat qui paraissait pétainiste, ce qui le rendait antipathique et  suspect à tous. Par la suite, sa brillante conduite au feu et sa mort en  ont fait pour nous tous un héros. Nous étions unanimes à penser que  notre situation de captifs à Miranda était somme toute moins pénible que  l'incertitude et l'angoisse pour ceux des nôtres qui se trouvaient en  France et se demandaient ce que nous étions devenus. Nous étions  certainement moins malheureux que nos parents inquiets, car l'action (si  l’on peut dire), le goût de l'aventure étaient de puissants stimulants  que n'avaient pas ceux qui étaient restés sur place. Pratiquement, il  était presque impossible de correspondre. La seule nouvelle de guerre  portée à notre connaissance fut le débarquement allié en Sicile, début  août 1943, qui déclencha un délire d'enthousiasme parmi tous les  détenus.
    Mais, au fait, pourquoi étions-nous détenus ? Sans passeport et sans  aucun papier, nous étions d’abord dans une situation irrégulière  vis-à -vis des autorités espagnoles, mais de plus, la pression allemande  sur le gouvernement espagnol retardait aussi notre départ pour l'Afrique  du Nord.
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