vie tranchée
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textes : René Cruse
images  montage : Luca Lennartz
© 2011 Cruse Lennartz
Passage vers l'Espagne
...Il fallait maintenant franchir la double muraille constituée par les Pyrénées d'une part et le réseau de surveillance des  troupes allemandes d'autre part...
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Franchissement des Pyrénées.  Nuit du 6 au 7 juin 1943.   Il fallait maintenant franchir  la double muraille constituée par les Pyrénées d'une part et le réseau  de surveillance des troupes allemandes d'autre part. La milice de Vichy,  quant à elle, prêtait son concours crapuleux aux Allemands. Un Landais  nous conduisit de Saint-Jean-de-Luz au pied de la montagne. Là , il nous  abandonna dans un fourré avec la consigne d'attendre l'arrivée des  contrebandiers spécialisés dans le trafic d'hommes à travers la  frontière. Les minutes étaient pesantes. Si l'on perdait la filière par  imprudence, on risquait aussi de perdre la vie. À tout instant une  patrouille allemande pouvait surgir. Des sifflements convenus devaient  nous indiquer l’arrivée de nos amis contrebandiers et nous permettre de  quitter le repaire. Enfin, ils se présentèrent ; il ne nous restait plus  qu'à les suivre.
  Notre petite colonne traversa d'abord une route sur  laquelle des chiens policiers aboyaient. Nous avions trois hommes pour  nous guider : l’un toujours en avant comme éclaireur, qui connaissait  mystérieusement toutes les consignes allemandes, un autre à droite, un  autre à gauche. En cas de coup dur... chacun pour soi ! Telle était la  règle et les contrebandiers nous abandonneraient aux griffes ennemies.  La nuit était belle, la lune ne devait apparaître que vers le matin.  Chaque ombre, chaque étoile prenait une signification profonde. Après  que nous eûmes passé la Bidassoa, un incident se produisit. Des sueurs  froides nous montaient au front... un bruit insolite était parti de  notre droite. La colonne stoppa pour écouter. L'un de nos hommes, à   carrure impressionnante, partit tout doucement en reconnaissance, mais  jamais nous n'avons pu savoir l'origine de ce bruit, quelque peu  indécent. Nous en fûmes quittes pour un détour et deux heures de marche  supplémentaires. La fatigue se faisait sentir. J'avais peur alors qu'un  de mes camarades ne s'affaissât. Dans ce cas, les contrebandiers  mettraient à mort celui qui, évanoui, aurait pu être découvert par les  Allemands et interrogé. C'était la loi. La loi des contrebandiers.
  Les Allemands, quant à eux, ne  craignaient pas de torturer jusqu’aux aveux complets ceux dont ils  espéraient tirer des renseignements sur les organisations de résistance  et de passage. Heureusement, les forces physiques ne manquèrent à aucun  d'entre nous. Nous ne devions plus nous arrêter jusqu'à cinq heures du  matin. On sait que la montagne résiste à celui qui manque  d'entraînement. L'un des passeurs nous montra une masse sombre dans le  lointain, en nous disant à l'oreille : « C'est une montagne espagnole ».  Cela nous redonna du courage. Encore une heure de marche, nous dirent  nos conducteurs ! En réalité, ils nous trompaient, car il fallait  marcher encore trois bonnes heures... mais que faire ! Tout à coup, les  contrebandiers nous restituèrent les allumettes qu'ils nous avaient  confisquées de peur que nous ne fassions quelque imprudence et ils nous  dirent que nous pouvions fumer sans crainte. Nous étions en Espagne. On  avait franchi la frontière sans s’en apercevoir... pays de prétendue  liberté. Tout est relatif, il est vrai en ce domaine. Et après nous  avoir donné les dernières instructions, les escorteurs nous quittèrent  pour aller paître leurs troupeaux le jour et recommencer, la nuit  suivante, leur dangereuse mission. En Espagne ! Lundi 7 juin  1943.   Nous étions sur le sommet d'une montagne. Le  versant français était encore plongé dans l'obscurité... on y sentait  planer le mystère, la menace, le danger. Nous nous sentions légers d'y  avoir échappé. Sur le versant espagnol scintillaient encore quelques  rares lumières. Nous savions bien que les patrouilles allemandes  commettaient souvent l'indiscrétion de pénétrer sur ce territoire  espagnol, mais nous essayions d'oublier cette pensée. Jusqu'à sept  heures du matin, un buisson fut notre cachette. Nous étions trois ; l'un  veillait et les deux autres dormaient. En quittant la France, nous  avions soif de libération. Ce jour-là , en Espagne franquiste, cette soif  commençait à être assouvie. Quelle contradiction ! Ce premier succès me  grisait d'orgueil et d'espérance et je souhaitais pour chacun la même  expérience : le passage, passer outre aux filets allemands. Le temps  était fini, bien fini où l'on essayait de tempérer mes ardeurs  patriotiques et guerrières. J'allais enfin pouvoir les utiliser pour la  libération de mon pays.
  Nous ne restâmes pas bien longtemps à proximité de la  frontière. L'un de nous était très impatient de connaître la suite des  événements. Il désirait descendre sur un village espagnol, après avoir  brûlé ce qui nous restait de faux papiers. Trop fatigués pour discuter,  nous nous rangeâmes à son avis. Ceux qui font de la montagne savent  qu'il est souvent plus fatigant de descendre que de monter et, dans une  dégringolade, je perdis le talon de mon soulier et la moitié de ma  semelle. On nous avait dit de prendre de vieilles chaussures pour  écarter les soupçons... J'étais furieux et je traînais la patte. L'un de  mes camarades me conseilla de jeter l'autre soulier pour rétablir la  symétrie. Le ventre creux, des ampoules aux pieds, fatigués, d’humeur  maussade, nous bûmes, en guise de café au lait du matin, de l'eau glacée  à un ruisseau en procédant à une toilette sommaire. On nous avait donné  la consigne de nous livrer entre les mains des carabineros,  c'est-à -dire des gendarmes nationaux espagnols qui devaient – nous  disait-on – nous évacuer vers l'Afrique du Nord. Nous allions donc à la  rencontre de ces fameux carabineros et cela donnait un certain charme à   notre aventure. Chemin faisant, un paysan rencontré nous assura que nous  étions réellement en Espagne et nous indiqua le chemin qui menait au  village de Vera.
  Bien entendu nous étions sans le sou. Nous avions faim.  Coûte que coûte, nous étions décidés à nous restaurer au premier café  venu. Une fois entrés, quel ne fut pas notre étonnement de le trouver  rempli de Français qui, comme nous, mais par d'autres chemins, venaient  de passer clandestinement la frontière. L'excitation était grande.  Chacun racontait ses exploits de la nuit. Et, brusquement, la porte  s'ouvrit et un tout petit bonhomme en civil surgit, criant, rugissant en  espagnol : « PolicÃa española ! » Nous aurions été bien assez forts  pour le réduire au silence, mais il valait mieux ne pas commencer par  des histoires avec la police. Il nous mena à travers les rues de Vera  jusqu'au commissariat où il nous enferma à clé dans une salle. Un quart  d'heure plus tard il revenait, criant toujours de plus en plus fort,  comme si notre exemplaire docilité lui était une injure. Il nous  dévalisa entièrement. Il récolta dans une corbeille à papiers le produit  de sa fouille. Son agitation nous amusait beaucoup ; ensuite, chacun de  nous fut interrogé méthodiquement et individuellement par un homme qui  se montra très étonné de notre évasion car, à son avis, il n'y avait pas  de raison de quitter la France occupée par les Allemands. Au cours de  cet interrogatoire, je commençai à souffrir de la jambe droite. C'était  une conséquence des fatigues de la nuit. On nous fit mettre en rang, et  en route pour la prison. Durant la traversée du village, un seul  garde-champêtre nous escorta, armé de son seul gourdin. C'était  dérisoire ! Et, voyant que je ne pouvais pas suivre, il poussa la  naïveté jusqu'à me prêter sa bicyclette.
  On nous répartit en deux cellules  crasseuses et sans air, au milieu de chacune se trouvait un trou appelé  « hygiénique » et au mur un petit robinet d'eau. Ah ! Les murs. Ils  étaient remplis d'inscriptions de toutes sortes et en toutes langues.  Elles avaient été gravées par des pensionnaires précédents. Nous étions  sept dans un espace de trois pas de long sur deux de large et, dans la  cellule à côté, ils étaient huit pour une surface équivalente, d'où  l’impossibilité de se coucher tous en même temps. Nous commencions à   réaliser avec une certaine amertume que nous étions réellement en taule.  Il n'y avait même plus à en douter. Nous crûmes utile de couvrir nous  aussi les murs d'inscriptions, de messages pour les Français qui nous  suivraient la nuit suivante.
  C'est vers quatorze heures, heure du repas en Espagne,  qu'on daigna nous ouvrir la porte:
  « Venid a comer ! », « Venez  manger ! »   Je ne sais pas très bien pour qui on nous prenait,  peut-être pour des prisonniers de marque, toujours est-il que,  accompagnés de notre sympathique garde-champêtre, on nous conduisit au  restaurant, où un repas copieux nous attendait. Puis, toujours armé de  son bâton, notre garde nous ramena en prison. Nuit épouvantable ! Encore  une prison. Mardi 8 juin.   Ce matin-là , on nous a  conduits à la gare où un wagon nous était réservé. Ça devenait plus  sérieux ! Il y avait pour nous garder trois véritables gendarmes, des  gardes civils au ridicule bicorne vert, mais armés de vrais fusils cette  fois-ci, bien que ces fusils dussent dater de la guerre de 1870, ils  nous prirent en charge pour nous mener à Irun. Le train passa le long de  la fameuse Bidassoa que nous avions traversée à pied et d'où l'on  apercevait les sentinelles allemandes qui gardaient fièrement la  frontière inviolable de l'autre côté. Si grande était notre certitude  d'être dirigés officiellement et rapidement vers l'Afrique du Nord,  qu'aucun de nous ne songeait à s'échapper. Malheureusement, une nouvelle  prison nous accueillit cette fois, plus vaste, mais plus crasseuse  aussi. Une centaine de Français ramassés à la frontière y grouillait,  depuis un certain temps déjà pour la plupart d'entre eux, et désormais  nous étions sous la garde vigilante de l'armée espagnole. Celle-ci  n'était composée, nous semblait-il, que de soldats pouilleux aux  uniformes multicolores et armés de fusils antiques. Ils mangeaient  souvent plus mal que nous.
  Pour nous distraire, en attendant les événements, nous  jouions au bridge. Et un beau jour je fus appelé à la comandancia  pendant de la Feldkommandantur. On m'y interrogea sérieusement sur mes  intentions. Dans le bureau d'en face se trouvaient des officiers  délégués allemands et je n'étais pas encore très rassuré sur mon sort.  En effet, le bruit courait que les Français étaient souvent remis aux  autorités allemandes. Et cela voulait dire un départ certain pour  l'Allemagne. On me dit simplement que dans quelques jours, si j'étais  bien sage, je serais conduit au camp de concentration de Miranda del  Ebro. Certes, j'aurais pu l'éviter si je m'étais déclaré comme ayant  moins de dix-huit ans ou plus de quarante, si mon physique me l’avait  permis. Mais je ne savais pas encore que les jeunes de moins de dix-huit  ans et les vieux de plus de quarante ans n'allaient qu'en résidence  surveillée. Un élève de sciences politiques put bénéficier de cette  situation et c'est lui qui me renseigna. J'obtins par son truchement des  nouvelles de mon frère qui avait été arrêté par deux fois à   Saint-Sébastien. Dans ma prison je fis aussi la connaissance d'un autre  ami, étudiant en médecine, et d'un sympathique architecte, évadé lui  aussi pour combattre dans les Forces Françaises Libres. Surtout,  j'appris, par l'intermédiaire d'un camarade, la présence en Espagne  d'une personnalité à ressources financières à laquelle j'écrivis  aussitôt en fraude pour lui demander de venir en aide à mes camarades et  à moi-même.
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